TORTURE
Torture et peine politique
L'élaboration de la loi morale, produit achevé de l'Aufklärung qui publie les droits de l'homme, témoigne de la raison torturante comme de la raison torturée : la maxime de l'action peut très bien devenir en même temps une loi universelle parce que l'autre – « autrui » – s'est a priori exclu du consensus humain, qu'il est radicalement autre et qu'il se veut et se considère lui-même exclusivement comme étant un moyen. C'est bien là le discours du tortionnaire. De la même façon, en tant que triomphe de la raison, la loi procède par exclusion : elle n'a à connaître que ce qu'elle définit comme « raisonnable ». Deux siècles plus tard, le refoulé fera retour dans l'interprétation freudienne : l'inconscient, posé comme ce qui ne peut devenir conscient, pourra alors apparaître comme cet Autre torturé pour le savoir. Le « continent noir » de la sexualité féminine devient alors une figure avouée du « torturable » (en particulier sous la forme de la sorcière) et la législation s'épuisera à tenter de rattraper les lapsus de la raison (femmes battues, viol, enfants martyrs...).
La dénonciation de la torture (même s'il s'agit parfois d'une compensation manifeste) ne peut donc en rester au point de vue moral : l'objectif d'organisations telles que Amnesty International est d'obtenir que soit abolie la différence et ainsi d'obtenir le respect d'une codification universelle, en l'occurrence celle des droits de l'homme exprimée dans la charte de l'O.N.U. Seule cette base d'une égalité de principe peut donner à la dénonciation un efficace. En outre, la publication des cas de torture permet de briser le secret dont on a vu qu'il était l'un des ressorts puissants de cette pratique. Pourtant, une confusion s'établit souvent entre dénonciation de la torture et dénonciation des peines politiques prononcées pour délit d'opinion. Déjà, sous l'Empire romain, une attitude étrange ou audacieuse pouvait relever du crimen majestatis ; nos sociétés modernes font de même, que ce soit au Chili, en Iran ou en Russie. Il n'en reste pas moins que ces peines politiques ne sont pas totalement assimilables à la torture : l'aveu précède presque toujours la condamnation (il fait même parfois figure de déclaration ou de programme) ; il n'y a pas nécessairement épreuve physique ; le secret est plus rare que par le passé.
Condamnée par les instances internationales, la pratique de la torture n'en subsiste pas moins ; elle n'est plus légitimée par la raison pratique mais par des raisons politiques. Et celles-ci semblent presque toujours l'emporter, justifiant par là en retour la subversion armée, le terrorisme et la torture même. Il n'est, pour s'en convaincre, que d'évoquer les « traitements inhumains » subis par les membres de l'I.R.A. tombés aux mains des Anglais, les conditions de détention de Baader, de Meinhoff et d'autres membres de la R.A.F., ou, plus près de nous, celles des prisonniers de Guantanamo ou d’autres centres « sous-traitants » les suspects de terrorisme islamiste. Si le travail d'Amnesty International est sans pareil dans son courage opiniâtre, il manque une critique de la raison politique qui fonde dialectiquement l'inadéquation de la torture – et de toute condamnation pour délit d'opinion – à la politique.
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Écrit par
- Olivier JUILLIARD : écrivain
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