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TOUT VA BIEN (A. Geiger) Fiche de lecture

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Arno Geiger - crédits : Soeren Stache/ picture alliance/ Getty Images

Arno Geiger

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Les écrivains autrichiens, qu'ils soient nés juste avant, pendant ou juste après la Seconde Guerre mondiale, nous ont habitués à des textes extrêmement corrosifs et critiques ne dissimulant rien des responsabilités et de la culpabilité d'une Autriche oublieuse, peu encline à regarder le passé en face. Arno Geiger (né en 1968) appartient à la génération des petits-enfants de ceux qui, activement ou passivement, ont précipité leur pays dans le cataclysme nazi. Paru en 2006, son quatrième roman Tout va bien (trad. franç. Olivier Le Lay, Gallimard, 2008) ne possède ni l'acrimonie ni la pugnacité d'un Thomas Bernhard ou d'une Elfriede Jelinek. Et pourtant, dans cette saga familiale qui évoque quelques moments importants de l'histoire du pays au cours du xxe siècle, l'écrivain en vient à brosser avec calme et précision le portrait d'une Autriche amorphe et étouffante, telle qu'elle apparaît à l'aube du xxie siècle. La vie semble s'en être retirée.

Tout va bien.Quelle belle antiphrase que ce titre pour un roman dans lequel, justement, aucun des personnages ne va bien ! L'auteur ouvre son récit sur une remarque étonnante. Philip Erlach, le personnage principal, un trentenaire dépressif, constate qu'il « ne s'est jamais demandé ce que ça veut dire, que les morts nous survivent ». Qu'est-ce à dire ? Survivent-ils à travers les souvenirs qu'ils ont laissés ? Par les objets qu'ils ont accumulés et laissent en héritage à leur descendance ? Survivent-ils à cet homme, dont la vie est tellement vide et dépourvue de dynamisme qu'elle est en quelque sorte déjà une non-vie ?

Philip Erlach vient d'hériter d'une villa dans les quartiers périphériques et résidentiels de Vienne. Ses grands-parents, sa mère et son oncle – qu'il n'a pas connu – y ont vécu. Il entreprend de la vider de tout ce qu'elle contient, sans doute pour exorciser le passé et faire table rase des souvenirs. Mais il n'est pas plus facile de vider une maison qui a abrité la vie de ses proches pendant presque un siècle que de soustraire à sa mémoire des souvenirs encombrants. Et tandis qu'il remplit les conteneurs du présent des déchets du passé, deux journaliers centre-européens réhabilitent, rénovent, transforment les lieux. Année zéro d'un citoyen autrichien au début du xxie siècle ?

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Grâce à un procédé narratif original, le récit remonte le temps et raconte dans le désordre vingt et une journées qui se situent entre le 6 août 1938 et le 20 juin 2001. Cette plongée involontaire dans le passé enchaîne les allers-retours entre les époques, croise les perspectives narratives et fait émerger le destin mouvementé – sur trois générations – de la famille dont Philip Erlach est le seul descendant.

On fait ainsi la connaissance des grands-parents, Richard et Alma, sommés en 1938 de se plier au joug des nazis. Richard, un homme de pouvoir formé à la vieille école de la monarchie austro-hongroise est dépassé par les événements. Ministre dans le premier gouvernement d'après-guerre, il sera rapidement mis sur la touche, sans doute parce que la raideur de sa conscience quasi prussienne l'empêche d'accepter la falsification de l'histoire par la politique. Commence alors pour lui une longue descente dans les enfers de la maladie d'Alzheimer, métaphore de l'amnésie collective qui frappa l'Autriche dans les années d'après-guerre.

Ingrid, leur fille, fait connaissance dans les années 1950 de Peter, un jeune homme qui a été enrôlé à quinze ans dans le Volkssturm, et a participé aux combats de rue à Vienne dans les dernières semaines de la guerre. Geiger raconte avec une force saisissante ces batailles inutiles qui sacrifient à jamais de jeunes vies humaines, non seulement parce qu'elles y croisent la mort, mais aussi parce qu'elles y rencontrent l'horreur radicale. Cette vision ne les quittera jamais plus. Peter, né dans un milieu populaire, sans métier, sans formation, concepteur à ses heures de jeux de société – Connaissez-vous l'Autriche ? –, qui ne rechigne pas à se livrer à de petites combines, n'est pas le gendre idéal aux yeux de la famille bourgeoise d'Ingrid. Avec cette union, la rupture entre les générations est accomplie.

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Tout au long du roman, le refus de respecter la chronologie dans le récit transmet au lecteur le sentiment que le temps et la mémoire se sont détraqués. À force d'avoir voulu oublier, le passé resurgit violemment par tous les interstices du présent, probablement, comme l'écrit Christa Wolf dans Trame d'Enfance, parce que « le passé n'est pas mort, il n'est même pas passé. Nous nous coupons de lui et feignons d'être étrangers ». Alors le temps présent devient poreux, vide. Tel un typhon, ce qui a été refoulé le submerge. La vie n'est plus que mal-vivre.

Dans cette fresque plutôt sombre, Arno Geiger écrit d'une plume alerte, avec humour, des dialogues enlevés, des descriptions réalistes du quotidien, des monologues intérieurs qui révèlent l'essoufflement moral des personnages. Philip Erlach, comme ses ancêtres, est pris au piège de ses échecs et de ses frustrations. Comme un insecte empêtré dans une toile d'araignée, il essaie en vain de se libérer : le poids de l'histoire est trop lourd, la décomposition morale du pays trop avancée, le naufrage personnel est annoncé.

— Nicole BARY

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Écrit par

  • : directrice de collection aux éditions Métailié, traductrice

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Arno Geiger - crédits : Soeren Stache/ picture alliance/ Getty Images

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