TOUTE UNE HISTOIRE (G. Grass) Fiche de lecture
À sa parution en Allemagne en 1995, le roman de Günter GrassToute une histoire (trad. Claude Porcell et Bernard Lortholary, Seuil, Paris, 1997) a constitué, bien plus qu'un événement littéraire, l'occasion d'une bataille médiatique. L'éditeur Steidl en avait prévu la sortie pour le 28 août, date anniversaire de la naissance de Goethe, et des extraits devaient être publiés dans le Spiegel, hebdomadaire que ses positions traditionnellement critiques prédisposaient à défendre l'œuvre de Grass. Ce fut pourtant le Spiegel qui ouvrit les hostilités contre lui en renonçant à la prépublication et en confiant un « éreintage » en règle au célèbre critique Marcel Reich-Ranicki. Celui-ci reprocha à Grass d'avoir écrit un mauvais roman, sans intrigue et sans personnages, de critiquer sans nuances le processus de réunification de l'Allemagne et de réhabiliter objectivement la R.D.A. Grass trouva des défenseurs dans les anciens Länder de l'Est, auprès du syndicat de la presse et de l'édition I.G.-Medien et chez des intellectuels de renom comme Stefan Heym. De son côté, le public faisait un triomphe au livre.
En France, la presse rendait compte dès 1995 de la polémique allemande, donnant la parole à Grass dans des interviews ou organisant, comme Le Figaro, une consultation auprès d'un certain nombre d'écrivains de différentes nationalités, qui, de Michel Tournier ou Ernst Jünger à Julian Barnes, s'élevaient contre le procès politique intenté au romancier. Cette défense de la liberté de l'écrivain suscita même la rédaction d'un livre publié par Olivier Manonni, Un écrivain à abattre. L'Allemagne contre Günter Grass (Ramsay). La sortie de l'œuvre en octobre 1997, dans une excellente traduction française, a donné ensuite aux journaux l'occasion de revoir le procès avec, cette fois, la possibilité de juger sur pièces.
La structure du roman est très complexe : il raconte l'histoire de deux personnages qui, de fait, en sont quatre, et il fusionne volontairement les époques, la réunification de 1990 après la chute du Mur de Berlin se surimposant à la première unité allemande réalisée sous Bismarck en 1871. Le principal héros, Fonty, est en premier lieu un intellectuel contemporain, Theo Wuttke, militaire dans la Luftwaffe durant la Seconde Guerre mondiale puis enseignant, conférencier et enfin coursier en Allemagne de l'Est avant de devenir employé de la Treuhand, organisme chargé de gérer la privatisation des entreprises de l'ancienne R.D.A. Mais en même temps il est Fontane, grand romancier allemand de la fin du xixe siècle, subtil analyste des drames triangulaires où s'affrontent le mari, la femme et l'amant, que Grass place un peu abusivement sur le même plan que Flaubert. Le titre de l'ouvrage, Ein weites Feld, est d'ailleurs emprunté au plus célèbre roman de Fontane, Effi Briest, où cette expression convenue sert au vieux père d'Effi pour exprimer son impuissance devant la complexité de l'univers. À travers son personnage, Grass tente d'éclairer le présent en imposant à son lecteur une vigilance permanente : « Mon héros, Fonty, est capable de commencer une phrase par l'évocation de la construction d'une barricade à Berlin en 1848, puis de continuer sur les manifestations de Leipzig en 1989. Le lecteur doit le suivre, accepter cette suspension du temps dans le récit » (Lire, oct. 1997). Mais Fonty n'est pas seulement double en lui-même. Il est flanqué de son « ombre-diurne-et-nocturne », Hoftaller, lui aussi personnage littéraire à cheval sur deux époques puisque Grass emprunte son nom par retournement à une œuvre de Hans-Joachim Schädlich Tallhover (1986) qui décrivait, dans le contexte du xixe siècle, une sorte de « mouchard » éternel que Grass fait resurgir au xxe siècle dans[...]
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Écrit par
- Julien HERVIER : professeur honoraire
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Média