Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

ORALE TRADITION

Article modifié le

Textes et composition : la littérature orale

La plupart des méthodes et concepts élaborés dans l'étude de l'oralité ont pour origine les problèmes rencontrés par les ethnographes dans le domaine des productions littéraires traditionnelles. Cela pose d'emblée un problème essentiel : les objets qu'on regroupe sous l'expression de « littérature orale » – cette « littérature » allant des mythes d'origine aux aventures épiques ou à la poésie lyrique, mais en incluant aussi les proverbes, les énigmes, les formules gnomiques ou magiques – ont-ils des propriétés communes, et celles-ci peuvent-elles être conçues comme leur « littérarité » ? L'usage même du terme « littérature » pour des productions qui justement ne sont pas fixées ni transmises à l'aide de lettres ou autres signes écrits soulève une première question, celle de savoir si nous avons affaire, dans ce cas, à des productions comparables à ce que l'on entend par littérature dans les cultures écrites. La plupart des catégories fondamentales de l'analyse littéraire perdent, en effet, leur pertinence lorsqu'on aborde la littérature orale.

L'originalité de la composition orale

Il est ainsi très difficile d'appliquer à ces objets le terme d'œuvre, qui suggère une réalité à la fois limitée et relativement stable. Où commence et où finit une œuvre de littérature orale ? Par commodité de langage, un ethnographe déclare avoir recueilli un certain mythe ou une épopée ; mais il n'en possède qu'une ou plusieurs versions. Les récits en question ne sont pas des textes figés ; ils évoluent, sont modifiés constamment d'une récitation à une autre ; et, dans l'ensemble des versions légèrement différentes, il serait bien difficile de décider à quel moment on a affaire à une nouvelle œuvre plutôt qu'à une modification supplémentaire. De même, la catégorie d'auteur, fondamentale dans la littérature écrite, ne peut être appliquée telle quelle dans notre domaine. Ceux qu'on appelle, faute de mieux, des « récitants » transmettent et re-créent à la fois ; ils ne se posent jamais comme purs créateurs, mais ne peuvent néanmoins être tenus pour de simples agents de transmission. L'intervention de certains créateurs anonymes et la sélection collective interviennent évidemment dans toute œuvre de littérature orale, dans des proportions variables, mais qui, de toute manière, rendent inadéquate la notion d'auteur.

C'est à deux spécialistes de l'épopée homérique, Milman Parry et Albert Lord, que l'étude des littératures orales doit certaines de ses hypothèses les plus riches. Les travaux de Milman Parry portaient principalement sur l'usage constant chez Homère des épithètes stéréotypées (« Aurore aux doigts de rose », « Mycènes riche en or », etc.) dans lesquelles il discernait la marque de l'origine orale du poème homérique. Les formules ainsi constituées pouvaient, en effet, constituer autant de « chevilles » fort utiles pour un poète qui devait composer les vers à mesure qu'il les chantait, et qui était donc obligé de combiner sur le champ les exigences de la narration et celles du mètre et de la prosodie.

Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

Au-delà d'une conjecture d'helléniste, Parry émettait donc une hypothèse générale sur les mécanismes de la création en littérature orale, selon laquelle la division entre « composition » et « récitation » n'a pas de sens. Selon Parry et son élève Albert Lord, ces deux aspects sont combinés dans la composition orale, qui consiste en l'association, au moment même de l'énonciation, de deux séries de représentations préexistantes : un canevas narratif, lui-même sans doute réorganisé constamment en cours de route, et un ensemble de contraintes métriques et prosodiques. Pour tester cette hypothèse, Parry et Lord étudièrent sur le terrain les techniques de composition des guslars, poètes épiques yougoslaves de style « formulaire ». De nombreuses études ont suivi, qui soulignent l'importance des formules dans la poésie orale du monde entier.

Les recherches de cette école aboutissent à mettre l'accent sur l'originalité de la composition orale, processus intellectuel entièrement différent de ce qui peut avoir lieu dans la création littéraire écrite. Hormis certains cas exceptionnels, un poète oral ne dispose pas d'une version entière des œuvres qu'il déclare réciter ; par contre, il conserve des épisodes particuliers, plus ou moins intégrés dans une narration fixée, et surtout un répertoire de formules qui permettent d'adapter ces unités narratives aux schèmes métriques à mesure qu'il en a besoin. L'existence des formules stéréotypées témoigne donc paradoxalement de ce fait que la poésie orale n'est pas un art de pure répétition mais fait appel à une capacité cognitive très particulière de combinaison instantanée de réalités mentales ordinairement séparées.

Ces caractéristiques de la composition orale permettent sans doute d'expliquer certaines des particularités mentionnées ci-dessus. Il est ainsi clair que des compositions de ce type ne peuvent être considérées à l'aide des critères habituels qui limitent une œuvre : dans celles-ci, chaque énonciation constitue une combinaison unique de thèmes et de formes ; les parties constantes de ces littératures sont constituées par des « pièces détachées » qui sont à la disposition de plusieurs récitants et non par des récits pré-organisés. De même, le récitant d'une telle littérature ne correspond pas à ce qu'est l'auteur dans les littératures écrites, puisqu'il n'assume que la responsabilité de la combinaison particulière d'éléments connus par ailleurs.

Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

L'étude de la composition orale permet aussi de comprendre comment la littérature orale combine une continuité proclamée et des changements effectifs. On sait bien que les littératures orales, même celles qui se prétendent le mieux « conservées », sont en fait perpétuellement modifiées, parfois de manière considérable, d'une génération à une autre : ainsi l'ethnographe Jack Goody, recueillant à vingt ans de distance deux versions d'un mythe fondateur des LoDagaa (Ghāna), a pu mettre en évidence les modifications intervenues dans un récit mythique en principe reproduit fidèlement puisque associé intimement, épisode par épisode, aux étapes d'un rituel déterminé. L'impression de continuité, si forte chez les auditeurs, provient sans doute de ce que les modifications du récit lui conservent une pertinence maximale, mais aussi de ce que, conformément à ce qu'impliquent les hypothèses de Parry et Lord, c'est une manière de combiner ces éléments narratifs, formels et contextuels qui est transmise et reproduite, plutôt qu'un récit déterminé.

De l'analyse textuelle aux contextes d'énonciation

L'étude des « formules » et de la composition orale est sans doute une étude partielle, puisqu'elle laisse de côté ce qui semble le plus important, à savoir la thématique de ces littératures. Cet aspect a été, par contre, le principal objet de deux entreprises théoriques essentielles pour l'étude ethnographique de la littérature orale, à savoir l'étude morphologique des contes, inaugurée par Vladimir Jakolevitch Propp dans la perspective du formalisme russe, et l'analyse structurale promue par Claude Lévi-Strauss et fondée sur les principes de la linguistique structuraliste. Les ambitions de ces écoles sont d'un tout autre ordre que celles de Parry et de ses successeurs ; elles sont plus strictement anthropologiques dans la mesure où il s'agit avant tout de mettre en évidence certains principes universels dans la construction des narrations ou des univers mythiques. Nous devons donc noter d'emblée que ces théories n'ont pas pour objet essentiel l'oralité elle-même ; quels que soient leurs acquis dans l'étude des littératures traditionnelles, elles ne peuvent nous renseigner qu'indirectement sur les propriétés originales des traditions orales.

Les recherches de V. J. Propp puis de l'école de la « morphologie » ont pris pour point de départ l'étonnante uniformité des contes populaires à travers les cultures. Pour Propp, les contes russes pouvaient être réduits à une suite d'actions élémentaires ou fonctions constituant un ensemble ordonné dont chaque conte n'est qu'une exposition partielle. À cette approche formaliste, qui met l'accent sur l'axe « syntagmatique », sur la succession des épisodes dans la narration, s'est opposée l'analyse structurale, qui privilégie les rapports « paradigmatiques » d'analogie ou d'opposition existant entre différents motifs. Les mythes sont analysés comme l'expression de systèmes de représentations organisées en codes, c'est-à-dire, selon les présupposés structuralistes, en réseaux d'oppositions et d'analogies.

Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

Ces approches concurrentes ont eu pour mérite de mettre en évidence, parfois de manière involontaire, l'effet sur les productions littéraires de certaines contraintes propres à la transmission orale. Ainsi, l'étude morphologique montre que les contes populaires respectent des contraintes strictes quant à l'agencement des épisodes. Celles-ci sont probablement liées aux mécanismes de mémorisation des narrations, qui ont fait l'objet de nombreuses études expérimentales, depuis les travaux de F. C. Bartlett dans les années 1930 sur les modifications subies par une histoire assez simple au cours de sa transmission répétée d'un sujet à un autre. De même, l'analyse structurale, en mettant l'accent sur les rapports intertextuels dans la pensée mythique, met en évidence le fait que les récits oraux sont toujours le produit d'une élaboration de thèmes déjà présents et organisés.

Mais, comme on l'a dit, les propriétés en question ne sont pas exclusivement caractéristiques des traditions orales. Les modèles les plus utilisés par les anthropologues en matière de littérature orale n'ont guère d'hypothèses à proposer en ce qui concerne, justement, l'oralité. Cette situation étonnante résulte, en fait, d'un paradoxe plus profond, qui concerne l'utilisation anthropologique des données de littérature orale. Celles-ci sont le plus souvent considérées comme l'expression des systèmes de représentations et de croyances que l'on veut étudier, en vertu de l'hypothèse de « transparence » mentionnée plus haut, suivant laquelle on peut et doit étudier ces données comme des textes. Certes, les ethnographes sont tout à fait conscients de la spécificité de l'oralité. Mais les méthodes effectivement utilisées sont, en fait, presque toujours des méthodes d'analyse textuelle. Ainsi, après avoir rappelé le caractère essentiel du contexte particulier d'énonciation, hors duquel on ne peut comprendre tel récit ou tel poème lyrique, il est fréquent que l'on passe à une étude de ces productions qui laisse de côté le contexte, sinon pour le traiter comme bruit dans la communication. On évoquera, par exemple, les circonstances concrètes de l'énonciation chaque fois que le récit devient obscur, fait référence à des personnes particulières ou à des réalités locales nécessairement inconnues du lecteur. Mais les propriétés récurrentes des contextes d'énonciation, leur organisation plus ou moins « ritualisée », les conditions nécessaires de la pertinence des récits, tout cela est négligé au profit de l'étude de l'organisation ou de la signification des textes. Ce faisant, on situe sans doute l'étude des littératures orales dans le cadre plus général de l'analyse littéraire ; mais, tout en élargissant les connaissances sur la littérature en général, on néglige systématiquement les effets littéraires de la transmission orale.

Accédez à l'intégralité de nos articles

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : research fellow au King's College de l'université de Cambridge

Classification

Autres références

  • AFRIQUE NOIRE (Culture et société) - Langues

    • Écrit par et
    • 8 309 mots
    • 1 média
    Dire que la civilisation négro-africaine est sans écriture, c'est la qualifier par défaut et par référence analogique à une technique de communication qui lui est originellement étrangère. Certes, il n'est pas facile de définir l'oralité, d'autant plus que cet aspect a peu retenu l'attention des anthropologues....
  • AFRIQUE NOIRE (Culture et société) - Littératures

    • Écrit par , et
    • 16 571 mots
    • 2 médias
    Les littératures traditionnelles d'Afrique s'inscrivent toutes dans une civilisation de l'oralité, ce qui n'implique ni ignorance ni exclusion de l'écriture. Cela veut dire que, même lorsqu'elle laisse des traces écrites, la littérature traditionnelle n'est pas faite pour...
  • ALCHIMIE

    • Écrit par et
    • 13 647 mots
    • 2 médias
    ...La troisième branche, à peu près inconnue, non seulement des historiens, mais de la plupart des alchimistes eux-mêmes, n'a laissé aucune trace écrite. Transmise toujours oralement, elle n'est pas essentiellement différente de la tradition chinoise archaïque. Elle n'est ni préchimique, ni philosophique,...
  • ALPHABÉTISATION

    • Écrit par , et
    • 8 964 mots
    Lagrande majorité des analphabètes du monde vivent dans des zones où prédomine la communication orale. Ce ne sont pas des individus isolés dans des communautés de lettrés mais bien souvent des groupes majoritaires. Dans ces zones du Tiers Monde, l'environnement graphique est extrêmement limité : pas...
  • Afficher les 56 références

Voir aussi