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TRAGÉDIE

Est-il une tragédie au XXe siècle ?

La nostalgie tragique

Dès la fin du xixe siècle, la tragédie grecque sort des livres et des universités ; elle occupe de nouveau non seulement les scènes mais encore des arènes ou des théâtres antiques. À la Comédie-Française, Mounet-Sully fait un Œdipe tonitruant et superbe, tandis que De Max s'exhibe non sans complaisance sur le rocher de Prométhée. Et chaque année, après 1903, la Maison de Molière s'essaye aux tragiques devant le mur d'Orange. En 1936, ce sont les étudiants eux-mêmes qui donnent l'exemple de représentations tragiques plus conformes au modèle grec : le Groupe de théâtre antique joue Les Perses dans la cour d'honneur de la Sorbonne. En Allemagne, Max Reinhardt, dès 1910, réalise un des premiers grands spectacles de masse modernes avec Œdipe dans un cirque, et le metteur en scène expressionniste par excellence, Léopold Jessner, monte aussi Sophocle à côté de Shakespeare.

On ne se contente pas de traduire et de jouer les tragiques tels quels ; on les adapte, on les récrit, on les imite. La tragédie est redevenue un modèle. Claudel se tourne vers Eschyle : il destine sa version de la trilogie au théâtre antique d'Orange ; le chœur devait en être le personnage principal. Après un Œdipe et le Sphinx et un Œdipe roi, Hugo von Hofmannsthal compose une Elektra (1903) que Richard Strauss mettra en musique (1909). Eugène O'Neill reprend l'histoire des Atrides selon L'Orestieet la transpose en Nouvelle-Angleterre, à la fin de la guerre de Sécession : c'est Le deuil sied à Électre (1931), une « interprétation moderne et tragique du destin classique sans le concours des dieux, car cela doit avant tout rester une pièce moderne et psychologique – le destin jaillissant de la famille ». Dans La Réunion de famille (1939), T. S. Eliot utilise aussi L'Orestie : Harry, son Oreste, n'a qu'à entrouvrir les rideaux de la fenêtre pour apercevoir les Euménides. Cependant, Eliot en convient lui-même : « Elles [les Euménides] n'arrivent jamais à être des déesses grecques ou des revenantes modernes. Mais leur échec est simplement un symptôme de l'échec qu'on subit quand on veut ajuster ensemble l'antique et le moderne. »

Pareil ajustement est l'une des grandes préoccupations du théâtre français de l'entre-deux-guerres. Cocteau, Giraudoux et Anouilh (qui, en 1972 encore, essayait une x-ième fois de raconter l'histoire d'Oreste dans Tu étais si gentil quand tu étais petit) ne cessent de flirter avec la tragédie grecque. Cela va des parodies de Cocteau à la presque tragédie de l'Électrede Giraudoux et au drame bourgeois de l'Antigoned'Anouilh. Ici et là, on rêve de l'affrontement tragique comme d'un moment de vérité. Les personnages essaient en vain de le produire : « C'est propre la tragédie. C'est reposant, c'est sûr [...]. Dans le drame, on se débat parce qu'on espère en sortir. C'est ignoble, c'est utilitaire. Là, c'est gratuit. C'est pour les rois. Et il n'y a plus rien à tenter, enfin ! » (Anouilh, Antigone). Cependant, sous leurs défroques grecques dessinées par Bérard ou dans leurs habits de soirée, ces héros ratent toujours le moment décisif et ne font que ressasser leur nostalgie d'une impossible tragédie. Celle aussi d'un monde où les dieux feraient encore la loi.

Une nouvelle tragédie ?

Ce destin que des dramaturges crurent débusquer dans l'entremêlement des légendes grecques, d'autres se persuadèrent de le retrouver dans les profondeurs de l'homme moderne lui-même. La vieille fatalité antique ne pouvait-elle, aujourd'hui, être avantageusement remplacée par la libido selon Freud ? C'est ce que suggère O'Neill. Déjà, Ibsen et les naturalistes avaient tenté de hausser[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle (études théâtrales), professeur au Conservatoire national supérieur d'art dramatique (dramaturgie)
  • : auteur
  • : professeur honoraire au Collège de France

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