TRAGIQUE
De la tragédie à l'homme tragique
Du point de vue anthropologique et philosophique, la définition minimale de la notion de tragique serait peut-être la suivante : est tragique tout ce qui relève du fatum, de la nécessité, et qui met radicalement en échec la liberté humaine qui, pourtant, s'exerce. La mort, la faute, l'incommunicabilité, qui sont les emblèmes de notre condition humaine, en seraient donc l'illustration. Le tragique devient ainsi, selon G. W. F. Hegel, un conflit inévitable entre des exigences contradictoires, qui amène le héros à sacrifier volontairement une partie légitime de lui-même à des intérêts (moraux, religieux) supérieurs au risque de la mort. Pour Arthur Schopenhauer, c'est le fait même d'exister, compris comme le malabsolu, de manière indépassable. Le tragique, si l'on étend le propos, est encore défini par une transcendance incluse dans l'action représentée. L'homme n'est qu'apparemment libre, constate qu'il ne l'est pas, admet cette fatalité et, par son sacrifice, recouvre sa liberté.
L'homme tragique est alors pris dans un conflit insoluble entre lui et le monde d'un côté, lui et les dieux, de l'autre. Ses valeurs sont irréalisables, contradictoires, sans compromis possible. Dieu ou les dieux, spectateurs exigeants, ont ordonné de réaliser l'irréalisable au nom d'une faute généralement secrète et inhérente à l'humanité du personnage. L'homme tragique a la révélation de sa faute permanente et involontaire, tout en étant conscient de tomber sans pouvoir enrayer sa chute. Par un dévoilement tragique irrésistible, il arrive à ce moment qui est, précisément, sa chute, qu'il sanctionnera par un refus (la fuite, le départ) ou son propre sacrifice (sa mort). Ce faisant, il constate que le monde l'écrase. Il doit alors assumer son humanité et dépasser son anéantissement en prenant acte de son état (August Strindberg, Père, 1887 ; Henrik Ibsen, Les Revenants, 1881). Il peut aussi chercher à dépasser le tragique de son état, dépasser son héritage et son enfermement en se mêlant aux autres (Jean-Paul Sartre, Le Diable et le Bon Dieu, 1951) ou finalement comprendre que le rapport aux autres est un enfermement second, imposé et irrémédiable (Sartre, Huis clos, 1944 ; Les Séquestrés d'Altona, 1959). Dans une perspective semblable, Peter Szondi (Essai sur le tragique, 1974) commente Schelling, Hölderlin, Hegel, Schopenhauer, Kierkegaard et Nietzsche pour tenter ensuite de cerner les grands moments de la création tragique : le tragique grec, le tragique baroque, le tragique classique français et le tragique moderne allemand. Cette conception dialectique, qui conforte une philosophie du tragique, un concept général, à la tragédie, peut alors mener à l'idée que le tragique, en tant que concept, n'existe pas.
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Écrit par
- Christian BIET : professeur d'histoire et d'esthétique du théâtre à l'université de Paris-X-Nanterre
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