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TRAGIQUE

Modernité du tragique

Le tragique est donc d'abord historiquement de l'ordre de la tension entre l'homme marqué par la faute et une transcendance ; il représente sa vaine lutte contre des forces qui l'accablent. Cependant, il peut être laïcisé et venir de l'homme lui-même – de sa condition propre, de ses passions auxquelles il ne peut que céder, des situations qu'il a créées collectivement, de la guerre par exemple, de son statut ontologique enfin. Dès lors, cette notion devient plastique et peut être définie de diverses manières selon l'attitude philosophique qui la sous-tend. Qu'est-ce que la volonté humaine devant l'horreur du monde tel qu'il est ? Qu'est-ce que la liberté quand l'homme n'est pas, dans son essence, libre par lui-même ? Enfin, le tragique ne rencontre-t-il pas l'absurde, dans l'impossibilité de communiquer ? Toutes ces questions parcourent le théâtre, et plus particulièrement le théâtre du xxe siècle, si bien qu'on a pu qualifier quelques-unes de ces pièces de tragédies ou de farces tragiques : il y a sûrement un sens du tragique chez Samuel Beckett, chez Eugène Ionesco, comme il en existe un chez Jean-Paul Sartre et chez Albert Camus, tous différents. Il faudrait dès lors étendre la définition de la tragédie à toutes sortes de formes à partir de chacune des options prises sur le tragique par chacun des auteurs. En d'autres termes, dès lors qu'il n'est plus assigné à une forme, le tragique moderne est un prisme possible, qui rend certainement plus présentes les pièces du passé, qui les rend presque actuelles, qui les universalise au nom d'une notion que nous estimons désormais valable pour tous les temps et tous les pays.

Le xxe siècle s'est ainsi lancé à la quête du tragique en revenant d'abord aux sources, en réécrivant les tragédies d'Eschyle et de Sophocle (Paul Claudel, Hugo von Hofmannsthal, T. S. Eliot), et en les rendant parfois « contemporaines » (Jean Anouilh, Jean Giraudoux), sans pouvoir dépasser l'expression d'une certaine nostalgie. Le destin que certains espéraient retrouver en exhumant les fables grecques, d'autres ont souhaité le retrouver dans les profondeurs de l'homme moderne : Ibsen remplace la nécessité divine par l'hérédité, Eugène O'Neill par la libido freudienne. Camus et Sartre tentent de substituer à la tragédie de la fatalité métaphysique celle de la liberté humaine pour enfin déboucher sur l'absurde (Camus) ou sur l'idée que l'homme, en proie à sa propre liberté, doit choisir l'engagement dans l'histoire (Sartre). Enfin, pour des auteurs plus contemporains (Ionesco, Beckett), le tragique réside d'abord dans l'impossibilité pour l'homme de communiquer avec autrui. Le langage est ainsi lui-même pris dans le tragique. La représentation, et en particulier le théâtre, devient l'illustration de l'incommunicabilité et de l'absurde.

En ce sens, Beckett est peut-être le seul auteur moderne à renouer avec cette vieille fatalité que tous cherchent à réanimer sans y parvenir, car il s'attache simultanément à l'origine et au langage. Pour lui, le péché est d'être né, d'exister en un mot, et ses textes représentent l'idée que tout est faute, sans qu'on sache pourquoi ni contre qui la faute a été commise, et sans qu'on puisse dire en quoi elle consiste. On sait seulement que les fautifs sont là, et que leur langage lui-même est pris dans cette faute originelle. Reste que le tragique de Beckett n'a pas de terme, pas de but ni de mort, puisqu'il n'a pas de temps, donc pas d'histoire. La répétition du rien y rend impossible toute transcendance.

— Christian BIET

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  • : professeur d'histoire et d'esthétique du théâtre à l'université de Paris-X-Nanterre

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