TRAITÉS POLITIQUES, ESTHÉTIQUES, ÉTHIQUES (B. Gracián)
« Ô toi, n'entreprends rien contredisant Minerve. » Ce vers d'Horace qui est cité dans Le Héros (1637), rien, dans l'œuvre superbe de Baltasar Gracián (1601-1658), ne vient le réfuter. « L'intelligence personnelle » que symbolise Minerve est le moteur et le principe des Traités politiques, esthétiques, éthiques de ce prince de l'esprit, rassemblés et traduits par Benito Pelegrín (Seuil, Paris, 2005). Gracián était membre de la Compagnie de Jésus. Il y était entré à l'âge de dix-huit ans. S'il y fut en butte à l'incompréhension de ses supérieurs, sa foi religieuse ne s'en affirma pas moins comme une valeur primordiale au-dessus de toute conscience critique. En même temps, son œuvre se fait d'une subtilité déconcertante, superposant constamment plan éthique et plan esthétique pour repenser l'individu des temps modernes. C'est que le monde n'est plus, comme dans la tradition médiévale, un livre à déchiffrer, mais un labyrinthe infini. Maître de l'illusion et du méandre, Gracián propose quelques pistes pour s'y orienter. Tour à tour La Rochefoucauld, Shopenhauer, Nietzsche, Lacan ou Debord ont su reconnaître la grandeur secrète du personnage.
Dédié à Philippe IV et au seigneur Vicencio Juan de Lastanosa, protecteur de Gracián, Le Héros est divisé en vingt chapitres, dénommés primores (« perfections »). L'ambition de ce bref traité est posée d'emblée : « J'entreprends de former, avec un livre nain, un homme géant, [...] en tirer un homme supérieur, c'est-à-dire un miracle de perfection, un roi, sinon par nature, par ses qualités, ce qui est un avantage. » La ruse, la maîtrise de soi, le jugement et l'élévation de l'esprit, la magnanimité, la recherche de l'excellence, l'art « d'inventer un sentier nouveau vers la grandeur » ou encore de « se faire aimer de tous », l'aisance et l'élégance..., voilà quelques-uns des talents qu'exige l'« homme nouveau » qu'imagine Gracián, le tout étant cependant tempéré par une modestie de bon aloi : « Toute qualité, toute distinction, un Héros les doit enchâsser mais n'en affecter aucune. »
Méditation, dans un style étincelant, sur l'art de gouverner, Le Politique don Ferdinand le Catholique (1640) est l'éloge d'un personnage qui vient incarner l'idéal évoqué précédemment. « Il fut universel en talents et singulier en celui de gouverner. Grand capitaine, grand conseiller de lui-même, grand juge, grand administrateur, même grand prélat, mais roi superlatif. » S'attachant davantage à l'art de briller en société, L'Honnête Homme (1646), dédié à l'infant Baltasar Carlos, présente de façon alerte, et selon diverses modalités d'écriture (exposés, dialogues, lettres, discours allégoriques, digressions, allusions...), les talents dont s'illustre ce personnage de conception altière. On est ici dans la droite ligne des traités de civilité dont le modèle demeure Le Courtisan (1528), de Castiglione. La cour y devient l'espace idéal où fusionnent savoir et pouvoir. Et de même que chez Castiglione, la cour d'Urbin était présente en filigrane, on voit, chez Gracián, l'observation de la société contemporaine conduire à une fine satire des mœurs et du gouvernement royal.
« La science des sages est discréditée. » Les trois cents maximes et leurs commentaires, de l'Oracle manuel et art de prudence (1647) sont autant de préceptes et de recommandations destinés à relever le discrédit dont souffre cet art de la sagesse qui, selon Gracián, « est tenue aujourd'hui pour impertinence ». Si l'ouvrage s'efforce de maintenir cet idéal de sagesse, il se veut tout autant un manuel de tactique sociale et politique pour y parvenir. Perspicacité, droiture et ruse, naturel[...]
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Écrit par
- Bernard SESÉ : professeur émérite des Universités, membre correspondant de la Real Academia Española
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