TRANSFERTS CULTURELS
Par transfert culturel on entend la dynamique de transformations sémantiques qui résultent du passage d’un objet culturel d’un contexte à un autre. Pareilles transformations concernent tant des textes transposés ou traduits que des objets matériels, des œuvres d’art ou encore des traces archéologiques du passé, modèles architecturaux dont le déplacement dans l’espace ou le temps modifie la valeur ou la fonction. Elles impliquent l’intervention de vecteurs du transfert qui peuvent être des vecteurs humains (voyageurs, enseignants, traducteurs, négociants, artistes, collectionneurs…) ou matériels (livres, correspondances, œuvres d’art). Parce qu’elle conduit à considérer les configurations sociales et culturelles comme des équilibres précaires, en perpétuelle évolution, la théorie des transferts culturels permet de remettre en cause les constructions identitaires, nationales ou autres en révélant les imbrications dont elles résultent. Un de ses terrains d’application est le champ des sciences humaines et sociales dont elle propose une réécriture.
La théorie des transferts culturels est née au milieu des années 1980 dans le contexte des études germaniques et plus spécialement de l’histoire littéraire du xixe siècle et de l’œuvre de Heinrich Heine (1797-1856). La question était celle-ci : comment aborder l’œuvre d’un écrivain allemand, qui a passé l’essentiel de sa période créatrice à Paris, décrivant la France de Louis-Philippe, de la révolution de 1848 et des débuts du Second Empire comme un miroir censé aider une nouvelle Allemagne à se constituer ? N’était-il pas aussi, en partie, un écrivain français ? De façon plus générale, les deux rives du Rhin se situaient dans une relation telle que la partie allemande était aussi largement française et inversement, même si ces appartenances avaient été longtemps refoulées. On pouvait observer par exemple que, dans le sillage du Père Enfantin (1796-1864), les saint-simoniens de la seconde génération, ceux qui diffusèrent réellement la doctrine de Saint-Simon (1760-1825), s’étaient formés à Berlin auprès de Hegel et servirent de vecteur méconnu à une pénétration de la philosophie allemande. De même, la vie musicale du xixe siècle était marquée par des artistes qui, comme Meyerbeer ou Offenbach, avaient acquis leur formation musicale en Allemagne. Le néoclassicisme français se situait dans la continuité des travaux de J. J. Winckelmann (1717-1768). La communauté juive parisienne était l’héritière de traditions importées d’Alsace et, au-delà, d’Allemagne ou d’Europe centrale. À l’inverse, on pouvait montrer, au-delà du phénomène des huguenots qui s’étaient réfugiés à Berlin après la révocation de l’édit de Nantes et au-delà de figures isolées comme celle de l’écrivain Adelbert von Chamisso (1781-1838), émigré français en 1792 devenu romantique allemand, que l’art allemand du xixe siècle s’était nourri de l’école de David et que le statut de Leipzig comme capitale du livre en Allemagne s’expliquait par la capacité de la ville à accueillir dans l’espace germanophone des ouvrages étrangers. Être allemand c’était être français, et la constatation inverse s’imposait aussi. Un champ immense d’investigations s’ouvrait dès lors aux chercheurs qui devaient réécrire non seulement l’histoire littéraire française et allemande, mais l’histoire des deux pays tout court.
Comparatisme, influence, transfert culturel
Dans l’analyse de ce qui constitue un transfert culturel, il importe d’éviter un certain nombre d’écueils. Le premier d’entre eux est celui de la comparaison et du comparatisme. La comparaison implique la mise en parallèle de deux entités dont on se limite à observer les ressemblances et les différences. Les deux éléments ainsi opposés sont définis par le sujet qui les compare. Le découpage du réel[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Michel ESPAGNE : directeur de recherche au C.N.R.S.
Médias
Autres références
-
HISTOIRE (Domaines et champs) - Histoire des relations internationales
- Écrit par Robert FRANK
- 4 392 mots
...relations internationales », 1980). Deux sortes de recherches sont conduites : celles qui portent sur l'action culturelle des États, la diplomatie culturelle ; celles qui, dans le sillage des travaux de Michel Espagne et de Michael Werner (Transferts. Les relations interculturelles dans l'espace franco-allemand,... -
LE GRAND ATELIER - CHEMINS DE L'ART EN EUROPE, Ve-XVIIIe SIÈCLE (dir.R. Recht) - Fiche de lecture
- Écrit par Éléonore FOURNIÉ
- 1 052 mots
Publié à la suite de l'expositionLe Grand Atelier. Chemins de l'art en Europe, Ve-XVIIIe siècle, organisée au palais des Beaux-Arts de Bruxelles par Europalia, du 5 octobre 2007 au 20 janvier 2008, cet ouvrage (Actes Sud, 2008) réunit, sous la direction de Roland Recht, les essais des...
-
LE RIDER JACQUES (1954- )
- Écrit par Marc CERISUELO
- 1 012 mots
- 1 média
...coresponsable de la revue : Le Rider et Espagne surent donner avec cet outil un éclat renouvelé à une discipline en ouvrant notamment son champ à l’esthétique et à la question des transferts culturels, et en faisant connaître des germanistes de grand talent, comme Elisabeth Décultot dans le domaine de l’esthétique... -
MITTELEUROPA
- Écrit par Jacques LE RIDER
- 8 395 mots
- 2 médias
...racines « ethniques » et linguistiques au grand ensemble de la littérature allemande (dont la littérature autrichienne ne serait qu'un sous-ensemble). Il convient aussi de les inscrire dans un réseau de transferts culturels germano-juifs, germano-slaves, germano-hongrois, germano-roumains, etc. Le transfert,...