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TRANSFERTS CULTURELS

Une déconstruction des identités nationales

Il est très vite apparu, au cours des recherches sur les transferts culturels, que le cadre franco-allemand, aussi fondamental qu’il puisse être pour mettre en évidence une histoire européenne transfrontalière, ne suffisait pas. D’autres polarités du même genre pouvaient être dégagées, et les transferts ne s’exerçaient pas uniquement selon des axes bilatéraux mais devaient être élargis à des configurations plus complexes capables d’intégrer plusieurs espaces culturels. D’abord, il est clair qu’à l’Est l’histoire polonaise ou russe entretient avec l’Allemagne des relations dont l’étroitesse a toujours été sous-évaluée. Les premières universités russes sont peuplées d’enseignants issus des universités allemandes. Les sciences humaines allemandes du xixe siècle, de Humboldt à la philologie des frères Grimm, de la philosophie schellingienne à la psychologie de Herbart ou de Wundt, ou à l’histoire de l’art de Wölfflin, se projettent dans les sciences humaines russes du début du xxe siècle, au point que même le formalisme, orientation si caractéristique de la pensée russe du premier tiers du xxe siècle, peut apparaître comme un prolongement des sciences allemandes de l’époque. La première académie des sciences de Saint-Pétersbourg était entre les mains de savants allemands. À vrai dire, le cas de la Russie invite à s’interroger sur des transferts culturels triangulaires. L’émigration russe dans la France des années 1920 et 1930, représentée notamment par Alexandre Koyré (1892-1964), Alexandre Kojève (1902-1968) ou Georges Gurvitch (1894-1965), a assuré dans le contexte français une information décisive sur la philosophie allemande que ces protagonistes de la vie intellectuelle avaient appris à connaître dans les universités allemandes. Le jeu de reflets proposé par de telles configurations donne une idée de ce que pourrait être une histoire culturelle européenne, à partir de constellations intégrant l’Italie, les pays scandinaves ou l’Angleterre.

Chaque cas de transfert culturel possède sa spécificité, et les modèles ne se recoupent pas exactement. Le poids de la référence à l’Espagne dans la vie intellectuelle du xviie siècle français ne correspond pas à la référence à la Grèce dans l’Allemagne de la première moitié du xixe siècle. De ce point de vue, la Grèce présente un cas très particulier de transfert. La philologie grecque, point de départ d’une idéologie de la Bildung – ce ciment identitaire des élites sociales dans une situation d’émiettement politique – dans les lycées et universités allemands, visait à la fois à étendre les connaissances existantes sur le monde grec et à transposer ce mythe grec, à la manière d’un fil directeur, dans la mise en place d’une nouvelle Allemagne. L’unité culturelle y venait compenser la dispersion des petits États qui la composaient. La construction de la Grèce devenait une construction de l’Allemagne.

Il apparaît que la logique des transferts culturels modifie dans l’histoire européenne l’opposition entre un centre et une périphérie, la périphérie constituant un moment décisif pour la compréhension du centre, de ses virtualités qui ne se réalisent pas pleinement dans le contexte d’origine. Il faut observer la Russie ou la Grèce ou la Scandinavie pour comprendre certaines caractéristiques de l’histoire intellectuelle allemande, et inversement.

De façon générale, les transferts culturels n’impliquent pas l’arrière-plan d’une homogénéité nationale. Même en France et en Allemagne, on peut noter que les transferts s’opèrent autant entre régions qu’entre nations. C’est ainsi que Bordeaux est marqué par l’empreinte de la culture des ports du Nord, Hambourg ou Lübeck, et que la région de la Saxe comme lieu de transferts culturels ne se confond pas, durant la majeure partie de son[...]

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