Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

TRAVAIL La fin du travail ?

Article modifié le

La question de la fin du travail est revenue en force dans le débat public français au milieu des années 1990, notamment avec la publication du best-seller de Jeremy Rifkin intitulé La Fin du travail (1996). Dans ce livre, l'auteur affirmait que la quantité de travail nécessaire pour produire les biens dont nous avons besoin serait de plus en plus faible, étant donné les formidables gains de productivité réalisés, et que les seuls emplois susceptibles de se développer dans les années à venir seraient ceux des « manipulateurs de symboles », emplois très qualifiés et en faible nombre. Pour éviter qu'une très forte partie de la population ne voie son avenir réduit au chômage, il recommandait donc de développer à grande échelle un tiers secteur, communautaire et relationnel, donnant ainsi un coup d'arrêt à l'extension de l'économie marchande.

De telles analyses n'ont rien d'exceptionnel : elles ont été produites de manière régulière au cours des derniers siècles, accompagnant les changements de cycles économiques et les évolutions techniques et technologiques. Les années 1990 ont vu s'affronter d'autres points de vue – sur la place occupée par le travail, le temps de travail et les temps sociaux – et ont également constitué un moment privilégié d'expérimentation avec la réduction de la durée légale hebdomadaire du travail à trente-cinq heures en France. C'est aux différentes dimensions de ce débat que cet article s'attache.

Le temps de travail

Prise dans son sens le plus simple, l'expression « fin du travail » signifie que la quantité de travail humain nécessaire pour produire les biens et services dont nous avons besoin sera désormais toujours plus faible, ou encore qu'un nombre d'heures de travail toujours plus réduit permettra de faire face à nos besoins. La thèse de Rifkin est notamment que le secteur primaire et secondaire ne nécessitent désormais plus qu'une main-d'œuvre réduite, étant donné leur haut niveau d'automatisation, et qu'il en va de même pour le secteur tertiaire, sauf pour les activités à très haute valeur ajoutée et les activités relationnelles. La satisfaction de nos besoins traditionnels peut désormais être assurée avec un très petit volume de travail ; nos « nouveaux besoins » (besoin de relations, de services personnalisés, d'accompagnement, etc.) ne sont pas justiciables, par nature, du même processus de rationalisation et de développement de gains de productivité. C'est donc vers la satisfaction de ces derniers qu'il faut reconvertir notre système de production et nos travailleurs, au sein d'un système d'économie sociale.

Sans entrer dans le détail des critiques qui ont été adressées à ces thèses, rappelons l'argument principal, théorisé par Alfred Sauvy, selon lequel les emplois détruits dans un secteur se recomposent dans un autre (théorie du déversement), mais surtout le fait que, aussi longtemps que les hommes s'inventeront de nouveaux « besoins » ou plutôt de nouveaux désirs, le travail sera sans limites, comme le seront également les modalités ou les facteurs de production toujours plus sophistiqués ou immatériels nécessaires à sa réalisation.

Le temps de travail, un temps résiduel ?

Moins médiatisées que les thèses relatives à la fin du travail – dont il faut malgré tout signaler qu'elles n'annoncent pas la fin du travail en soi mais seulement la fin du travail instrumentalisé par la logique du profit –, les analyses concernant la place de plus en plus réduite occupée par le travail, notamment par rapport au xixe siècle, ont également fleuri pendant les années 1990, souvent dans le sillage des théories développées par Joffre Dumazedier. S'appuyant sur d'importants travaux historico-statistiques (Marchand et Thélot, 1990) qui mettaient en évidence que l'on était passé en deux cents ans d'une moyenne de 3 000 heures de travail par an et par individu en âge de travailler à un peu plus de 1 600, soit une diminution de presque moitié de la durée de travail, un certain nombre d'auteurs ont développé l'idée selon laquelle le temps de travail ne serait plus le principal temps structurant, ce rôle incombant désormais au temps libre : nous ne consacrerions plus au travail qu'une part réduite de notre temps de vie (moins de 15 p. 100) ; de plus en plus, l'essentiel des relations sociales et personnelles se développerait hors du monde du travail ; la vie sociale qui, hier encore, était dominée par les rythmes de travail, se structurerait progressivement autour des rythmes de temps libre, de loisirs, de vacances.

Mais un certain nombre d'éléments issus des enquêtes sur l'Emploi du temps des Français (I.N.S.E.E., 2002) amènent à nuancer ces analyses. Certes, si l'on ne considère que les grandes masses et les moyennes pour l'ensemble de la population âgée de quinze ans et plus, le temps de travail est bien le quatrième temps de la vie quotidienne, derrière le temps physiologique, prédominant, qui occupe la moitié des vingt-quatre heures (12 h 4), le temps libre (4 h 31) et le temps domestique (3 h 26). Mais ne considérer que les moyennes revient à ignorer non seulement l'allongement de la durée de vie et du temps de retraite ou de préretraite et la réduction de la population active (la part de la population en emploi à l'âge actif a diminué de 70,2 p. 100 en 1974 à 61,5 p. 100 en 1998), mais aussi la diversité des situations d'activité dans lesquelles se trouvent les différentes catégories de la population totale considérée (qui inclut les étudiants, les retraités, les personnes au foyer...). À bien examiner celles-ci, on constate en effet que, durant ces dix dernières années, le temps de travail des actifs occupés, notamment à temps complet, a en fait augmenté, tandis que l'accroissement moyen du temps de loisir concernait d'abord en volume les chômeurs, dont la qualité de loisir est évidemment très différente de celle des actifs : « la progression du chômage est la première des causes du renversement du gradient socio-économique du temps libre » (Chenu, Herpin, 2002). Contrairement aux pronostics de Joffre Dumazedier, on n'assiste donc pas à une extension générale du temps de loisirs, mais à un déplacement de la charge de travail vers les catégories sociales les plus qualifiées.

Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

La réduction de la durée légale hebdomadaire du travail à trente-cinq heures, mise en œuvre en France de 1998 à 2002, a certes introduit de profonds bouleversements et exercé une influence indéniable sur le volume d'heures travaillées : à la fin de l'année 2001, la durée collective hebdomadaire de travail des salariés à temps complet travaillant dans des entreprises de plus de dix salariés était tombée à 35,7 heures, soit une réduction de trois heures par rapport à la fin de 1996. Mais si l'on considère l'ensemble de la population salariée du secteur concurrentiel, la durée hebdomadaire du travail n'avait baissé que d'une heure et demie. Il faut donc considérablement relativiser ce qui a pu être dit de l'effet des trente-cinq heures (certains soutenant que la réduction du temps de travail s'était accompagnée d'une remise en cause de la valeur travail et d'une apologie de la paresse...). On est d'autant plus loin de la « fin du travail » avec les trente-cinq heures que la mise en place de cette réforme, inachevée, a également accru la flexibilité du temps de travail à l'œuvre depuis les années 1980. Pour comprendre la place que le travail occupe dans la vie, il faut en effet prendre en considération non seulement la quantité d'heures travaillées mais aussi l'amplitude, la répartition et les rythmes de celles-ci.

Réduction ou flexibilité du temps de travail ?

D'après les enquêtes Conditions de travail de la D.A.R.E.S. (1991, 1998), les horaires des salariés étaient devenus plus irréguliers au cours des années 1980 car les entreprises recourraient à de nouvelles formes d'organisation du travail (adaptation de l'activité à la demande, normes de qualité, etc.), induisant ainsi une plus grande flexibilité du temps de travail. Au cours de la décennie suivante, la part des salariés travaillant selon des horaires irréguliers s'est stabilisée pour les cadres et les professions intermédiaires mais, en revanche, les horaires se sont dispersés et les journées se sont allongées dans les métiers du commerce, où le rythme de travail est fortement lié à la demande de la clientèle. Dans le même temps, la part des ouvriers qui travaillent selon des horaires alternants, caractérisant le travail posté ou en équipes, a augmenté. Les entreprises, en effet, se sont réorganisées de manière à allonger la durée d'ouverture des services ou d'utilisation des équipements. Certaines enquêtes ont mis en évidence que plus de 30 p. 100 des actifs occupés sont soumis à un rythme de travail cyclique ou irrégulier ; selon d'autres, la semaine standard, déterminée par le fait d'avoir des horaires réguliers diurnes et une durée du travail proche de la moyenne (2 jours de congé consécutifs et 5 jours de travail pleins d'au moins 5 heures, pas de travail de nuit, un horaire hebdomadaire entre 35 et 44 heures) ne concernerait plus que 32 p. 100 des actifs occupés à temps plein. Le passage aux trente-cinq heures a été l'occasion pour de nombreuses entreprises de mettre en place la modulation du temps de travail, qui permet d'adapter les horaires à l'activité par l'alternance de périodes hautes et basses et se traduit par une grande flexibilité de l'aménagement du temps de travail. C'est donc plus à une emprise multiforme du travail sur la vie que l'on assiste qu'à son effacement ou à sa fin.

Accédez à l'intégralité de nos articles

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : philosophe, agrégée de philosophie, ancienne élève de l'École normale supérieures (Sèvres) et de l'E.N.A.

Classification

Autres références

  • TRAVAIL/TECHNIQUE (notions de base)

    • Écrit par
    • 2 943 mots

    Le travail humain est-il dès l’origine « technicien », ou est-il devenu technique au fil des millénaires ? Parce que les liens entre le travail et la technique n’ont cessé d’évoluer au cours de l’histoire, une réponse univoque ne peut être donnée. Pour Aristote (env. 385-322...

  • ACEMOĞLU DARON (1967- )

    • Écrit par
    • 1 148 mots
    • 1 média
    ...économique est particulièrement variée. Après avoir testé la théorie des anticipations rationnelles au début des années 1990, le chercheur investit le champ de l’économie du travail jusqu’au milieu des années 2000. Ses apports dans ce domaine, sur les thématiques diverses de l’appariement, de la formation, du...
  • ALIÉNATION

    • Écrit par
    • 8 008 mots
    ...par la relation d'échange. Le champ entier de l'expérience humaine est alors couvert par l'économie et, du même coup, par l'aliénation propre à ce champ. Le concept de « travail aliéné » devient ainsi le pivot de la critique de l'économie politique et de l'expérience dans son ensemble. Ce concept signifie...
  • ALIÉNATION, sociologie

    • Écrit par
    • 729 mots

    Pour les sociologues, le concept d'aliénation a été forgé par Karl Marx à la suite de ses lectures de Hegel. Lors du rapport salarial capitaliste, le résultat du travail de l'ouvrier ne lui appartient pas puisqu'il a échangé un temps de travail contre un salaire. À la fin de cet échange...

  • ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE

    • Écrit par
    • 5 154 mots
    Àpartir de ce fait essentiel s'éclairent les formes de travail, d'échange et de compétition qui caractérisent ces sociétés ou du moins les éléments qui semblent communs à toutes, abstraction faite des différences immenses qui séparent les chasseurs-collecteurs australiens, les pêcheurs...
  • Afficher les 122 références

Voir aussi