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TRISTAN ET ISEULT (anonyme) Fiche de lecture

Le mythe de l'amour impossible

Tristan et Iseult est d'abord un creuset qui mêle différentes traditions littéraires. Lorsque Tristan tue le géant Morholt ou lorsqu'il terrasse le dragon en Irlande, son personnage se situe dans la continuité des héros de chansons de geste, qui accomplissent des exploits relatés sur un mode épique. De même, les motifs de la forêt épaisse et mystérieuse ou du philtre magique doivent beaucoup aux légendes celtes. Mais, au-delà de ces traditions, la force de Tristan et Iseult est d'introduire une réelle nouveauté littéraire, en subvertissant les valeurs féodales et courtoises qui constituent des repères essentiels pour la littérature médiévale. Ainsi, l'amour de Tristan pour Iseult éloigne celui-ci du roi Marc et perturbe les liens traditionnels de vasselage ; au contraire, dans les œuvres de Chrétien de Troyes, et notamment dans Lancelot (1176-1181), l'amour a une fonction civilisatrice : Guenièvre intègre Lancelot à la société féodale.

Mais la plus grande subversion n'est pas là ; elle réside dans la transgression du modèle courtois. La version d'Eilhart von Oberg ne laisse aucune ambiguïté sur le caractère sensuel de la passion de Tristan et d'Iseult ; la femme n'est plus cette dame inaccessible que l'on aime avec dévotion et chasteté, mais un être qui suscite désir et plaisir. Certes, Tristan et Iseult tendront ensuite vers la chasteté, incarnée par le symbole de l'épée, mais leur amour, du moins dans cette version, est consommé. Une transgression néanmoins adoucie par le motif du philtre, ce « vin herbé » magique, qui pousse Tristan et Iseult l'un vers l'autre sans qu'ils puissent lutter contre la force de cet élan : « Tristan, à cent lieues de penser qu'il lui serait maléfique, le but sans avoir à se forcer. Le vin lui parut bon. Il en donna alors à sa dame, et dès qu'elle eut bu à son tour elle fut terrassée par une évidence : ils allaient devoir s'aimer l'un l'autre s'ils ne voulaient pas perdre la raison. »

C'est à Denis de Rougemont, dans L'Amour et l'Occident (1939), qu'il revient de formuler l'interrogation qui souligne la modernité de l'œuvre : « Pourquoi préférons-nous à tout autre récit celui d'un amour impossible ? » Il semble que la réponse soit fournie par le conteur en personne : « Seigneurs, vous plaît-il d'entendre un beau conte d'amour et de mort ? C'est de Tristan et Iseult la reine. Écoutez comme à grand joie, à grand deuil ils s'aimèrent, puis en moururent un même jour, lui par elle, elle par lui. » D'emblée, l'amour est non seulement impossible, mais léthal : il ne peut y avoir d'amour heureux. Ce n'est d'ailleurs pas l'amour que le roman exalte, mais la passion, dans son sens étymologique de souffrance. Tristan et Iseult aiment l'amour plus que son objet, ils aiment la passion comme un impossible ailleurs. Car leur amour, charnel ou non, est absence et absent : absence car il s'exalte par la séparation et l'absence de l'autre ; absent car irréalisable, sinon dans la mort. Le roman devient alors une longue ascèse dont le point culminant allie Éros et Thanatos, sensualité et trépas : « [Iseult] s'étendit près de lui, tout le long de son ami, lui baisa la bouche et la face, et le serra étroitement : corps contre corps, bouche contre bouche, elle rendit ainsi son âme. »

— Florence BRAUNSTEIN

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