TRISTAN ET YSEUT
Variations sur le « vin herbé »
Cette passion fatale est différemment vécue par les héros de Béroul et de Thomas. Très marqué d'affectivité, faisant appel à la sympathie complice de son public, le fragment de Béroul multiplie les obstacles concrets inventés par une société féodale hostile (les trois barons perfides, jaloux de Tristan, et secondés par le nain Frocin) et par un roi Marc hésitant entre tendresse et fureur, et manipulé par ses barons aussi bien que par les amants (épisodes du rendez-vous sous le pin, du flagrant délit, de la surprise des amants dans la forêt du Morois). Béroul insiste aussi sur le qui-vive perpétuel dans lequel vivent Tristan et Yseut, sur la nécessité où ils sont de ruser, de faire des serments truqués pour Yseut, de prendre le masque dégradant du lépreux pour Tristan, de tuer sauvagement leurs adversaires, de renoncer lors des trois ans d'aspre vie passés dans la forêt du Morois à tout ce qui constitue à la fois leurs privilèges et leurs devoirs dans la société féodale. Béroul place de manière ostensible Dieu du côté des amants. Il semble un moment tenté de réduire à trois ans la force du philtre, pour mettre fin à leurs épreuves : Tristan rend la reine à Marc, mais il n'en continue pas moins de revoir Yseut. Le fragment s'achève sur une scène sauvage, lorsque le héros aveugle d'une flèche l'un des trois barons. Béroul ne juge pas. Il compatit, tout en montrant comment les joies les plus intenses (au Morois, la seule crainte des amants est que l'autre souffre et regrette de souffrir) sont payées de souffrances physiques et morales aussi intenses. Le grand regret des amants est finalement, comme le déclare Yseut à l'ermite Ogrin, d'avoir bu le philtre : « Il ne m'aime pas, moi non plus, sinon à cause d'un philtre que j'ai bu et qu'il a bu. Quelle misère ! »
Le récit de Thomas accentue différemment cette vision tragique. Signe matérialisé de la passion chez Béroul, le philtre devient pour Thomas la métaphore du désir sexuel ressenti et vécu, du moins par Tristan, sous sa forme la moins maîtrisée. Dans le fragment intitulé « le mariage », le héros, relayé par le narrateur, analyse de façon maniaque la scission entre désir (ici l'amour de Tristan pour la reine) et voleir, la jouissance interdite à l'amant exilé mais qu'il pourrait satisfaire auprès d'Yseut aux Blanches Mains pour savoir si l'on peut éprouver du plaisir sans amour... Aucun texte du Moyen Âge ne va aussi loin dans l'exploration des tensions entre sentiment amoureux et exigences du corps. Le Tristan de Thomas meurt finalement, victime de la jalousie d'Yseut aux Blanches Mains, pour avoir fait le choix de la jouissance (et ce, même si le mariage n'a pas été consommé). Seule est épargnée la figure de la reine, toujours fidèle, même dans l'absence, et réalisant ce miracle : mourir d'amour sur le corps d'un amant qu'elle n'a pu guérir. Dolur, langur, tristur, puur (puanteur de la plaie empoisonnée dont meurt Tristan) : les mots qui riment chez Thomas avec amur rythment le parcours catastrophique de l'homme dès qu'il consent à la chair, et à qui seule la mort apportera réconfort. Thomas dédie son escrit à tous les amants, mais pour les inviter à fuir, selon les derniers mots du texte, tous les pièges de l'amour.
Les Folies, elles, insistent sur l'aliénation au monde et à soi qu'engendre l'amour fou, tandis que le Lai du Chèvrefeuille ouvre une autre voie : si les amants, une fois séparés, risquent de mourir comme le chèvrefeuille arraché au coudrier, du moins l'amant peut-il perpétuer sa passion en inventant le lai qui en dit l'essence : « ainsi en est-il de nous : ni moi sans vous, ni vous sans moi ». Thomas a fait de Tristan l'artiste qui revit les moments[...]
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Écrit par
- Emmanuèle BAUMGARTNER : professeure de littérature française à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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Média
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