TRISTRAM SHANDY, Laurence Sterne Fiche de lecture
Sterne, précurseur de la modernité romanesque
La première lecture de Tristram Shandy peut s'avérer assez déconcertante, si le lecteur s'attend à un roman au sens habituel du terme. Ici l'histoire n'a ni début ni fin véritable, les divers épisodes relatés obéissent à leur loi propre, qui est en réalité la seule fantaisie de l'auteur. Mais se limiter à un tel aperçu de l'œuvre serait extrêmement réducteur. En réalité, Tristram Shandy est un écrit d'une étonnante modernité, en ce qu'il interpelle en permanence le lecteur, avec qui Sterne entretient un dialogue ininterrompu, décidant même de son emploi du temps : « Posez ce livre et je vous accorde une demi-journée pour tâcher de deviner ce que les gens pouvaient bien avoir à lui reprocher qui expliquât les procédés dont on usa contre lui ! » L'auteur use d'une langue extrêmement vivante, aux interrogations succèdent les interjections. Pas un instant le lecteur n'est laissé en repos. Dès lors, il n'a guère le choix, et ne peut qu'être partie prenante du livre.
Une seconde lecture permet, au-delà des traits d'humour, de discerner l'ironie qui sert de fil conducteur à l'ouvrage. Tristram Shandy n'est pas sa propre dupe, et n'entend pas faire jouer ce rôle au lecteur. Certes, il n'hésite pas à se moquer en lui offrant des plagiats, mais l'humour reste son arme favorite, souvent utilisée pour parler de sexualité. Ainsi la blessure que l'oncle Toby « reçut au bas-ventre » est-elle l'occasion de se demander rhétoriquement en quoi elle « a bien pu faire de lui un homme aussi chaste », quand, confronté à la chair, il ne se montre « pas fort habile dans ce genre d'exercice [et] serait aussi peu porté que d'habitude à user d'un argument qu'il maîtrisait si mal ». Au-delà de l'aspect fragmentaire et discontinu, dont Diderot s'inspirera pour son Jacques le Fataliste (1796), Tristram Shandy est le roman des sautes de l'âme d'un homme attachant, plein de verve, amusé par le spectacle de sa propre vie, et qui compte bien en faire jouir le lecteur à son tour, mais seulement au moment où il le désire : « Le lecteur se contentera donc d'attendre que je lui donne moi-même la clé de tous ces mystères : ce qui sera chose faite l'année prochaine, s'il veut bien patienter jusque-là – quand je lui aurai dévoilé certaine concaténation de faits dont il est loin, pour l'heure, de soupçonner la nature. »
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Écrit par
- Jean-François PÉPIN : agrégé d'histoire, docteur ès lettres, professeur au lycée Jean-Monnet, Franconville
Classification
Média
Autres références
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STERNE LAURENCE (1713-1768)
- Écrit par Henri FLUCHÈRE
- 3 112 mots
- 1 média
Lorsque paraît Tristram Shandy, Defoe, Richardson et Fielding avaient imposé au roman anglais forme, thèmes, structure et personnages. On savait conduire un récit, nouer une intrigue, régler les rapports des personnages entre eux, donner à la fiction couleur de réalité, et, au sein d'un univers romanesque...