TROIS FERMIERS S'EN VONT AU BAL (R. Powers) Fiche de lecture
Le roman américain, qu'en France on aime tant, c'est souvent la traque au cerf dans les grands bois, ou encore la dérive crépusculaire jusqu'aux bas-fonds des zones urbaines. Reste un pan, un peu moins connu, qui s'aventure sur un tout autre territoire : l'Ouest mental que, presque chaque jour, la science nous ouvre par ses explorations. On pourrait appeler cela le roman « cognitif » : ou comment je découvre le monde et son espace-temps ; comment je le perçois et, tant bien que mal, m'y repère. De ce mode romanesque – un peu déserté chez nous depuis Proust –, Richard Powers est passé maître. L'année 2004 aura vu paraître en traduction française son premier roman,ThreeFarmers on theirWay to a Dance (Trois fermiers s'en vont au bal, trad. J.-Y. Pellegrin, Le Cherche-Midi).
Richard Powers, gentleman des plaines à la silhouette longiligne, est du Middle West, c'est-à-dire « de nulle part ». Mais il a passé ses années d'adolescence à Bangkok, et appris le thaï. Il se passionne alors pour les sciences, et pour la musique (Bach, déjà). Il revient aux États-Unis en 1976 pour des études de physique, avant de bifurquer vers les lettres, puis de gagner sa vie dans l'informatique.
En 1984, il a vingt-sept ans, et voyage de Chicago à Boston. Entre deux trains, il fait halte à Detroit, où il visite le musée Ford, à la gloire de la mécanique et de l'automation. Là, il tombe sur une photo qui lui dit quelque chose. Elle possède un air de déjà-vu, ou peut-être n'est-ce qu'une impression, une « aberration neuronale ». Trois fermiers s'en vont au bal sera une spéculation en spirale sur cette photo. Elle a été prise, indique la légende, par le photographe allemand August Sander, le 1er mai de l'an 1914. Les trois fermiers sont jeunes, de seize à dix-neuf ans. Endimanchés, avec canne et chapeau. Anonymes, mais Richard Powers va leur inventer des prénoms, une personnalité, une histoire. Par-delà le talus, il imagine la morne plaine, à l'encoignure de trois frontières, non loin de Maastricht, le cœur historique de la vieille Europe. Les jeunes gens sont à l'arrêt, le temps d'une image, d'un regard de trois quarts vers l'objectif. Le romancier les remet en route, vers les flonflons du bal, sous les tilleuls, mais aussi, à leur insu, vers un plus sinistre rigaudon : l'été 1914, la fin du vieux monde, avec, en guise de prélude, la flambée artistique du Paris de l'avant-guerre. De la superposition de deux images, l'hier et l'aujourd'hui, naît, en stéréoscopie, le relief.
Le temps, en fait, est immobile, simultané, tel un paysage. L'écrivain va en dessiner la carte, en mettre à nu, sous les variations, la structure. Il y a chez lui quelque chose de cet autre « gosse des Grands Lacs », le pianiste virtuose Glenn Gould. C'est un solitaire, fasciné par la configuration des voix, agençant avec exactitude sa composition polyphonique. Et il y a presque toujours un fil autobiographique – souvent le deuil d'amours défuntes – dans ses livres. Ce croisement de l'autobiographique et du conceptuel fait un peu songer à un Paul Auster qui aurait démesurément étendu son clavier linguistique. Réflexion sur l'image et sur sa reproduction mécanique à l'ère industrielle, Trois fermiers s'en vont au bal montre chemin faisant comment chacun invente sa vie en (se) la racontant. Et comment ces micro-histoires viennent s'inscrire dans cette autre légende qu'est la macro-histoire, la grande histoire dont on voit défiler les feuilles d'almanach.
Premier roman, ou plutôt roman premier ? À l'intérieur du texte se loge en effet le code génétique dont Richard Powers va ensuite déployer la double hélice au fil de plusieurs livres dont les « personnages » seront notamment l'ADN ([...]
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Écrit par
- Pierre-Yves PÉTILLON : professeur de littérature américaine à l'université de Paris IV-Sorbonne et à l'École normale supérieure
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