TROIS SOUVENIRS DE MA JEUNESSE (A. Desplechin)
« Leurs yeux se rencontrèrent »
Poursuivant l’étude de lui-même, Paul Dédalus se rend à Roubaix, sur les lieux de sa jeunesse. Cet épisode (« Esther ») occupe la majeure partie du film. L’aventure de notre Ulysse ne relève plus ici du roman familial ou du film d’espionnage, mais du teenmovie. Lorsqu’il la rencontre, Paul ne peut plus détacher son regard d’une lycéenne, Esther. C’est, dit-elle, l’effet qu’elle produit sur tous les garçons. Mais très vite, ce regard et l’image qu’il lui renvoie d’elle-même lui sont indispensables : « Tu penses que je suis exceptionnelle, alors je t’aime. » Grâce au regard de Paul, Esther échappe à la banalité du quotidien et devient une héroïne de roman. En retour, elle trouve d’ailleurs Paul « romanesque », et celui-ci lui doit et se doit de s’ériger en héros romantique... La jeune Lou Roy-Lecollinet brille dans le rôle d’Esther, mélange de sensualité naturelle, de sensibilité à fleur de peau et de moues empruntées à quelque « star academy ».
À la manière de Truffaut, son maître en cinéma, Desplechin transforme cette troisième partie en pure « mise en scène ». Paul et Esther, en effet, mettent leur relation amoureuse en images : reflets dans les miroirs, splitscreens, ralentis, lettres lues le regard droit dans l’objectif, ou face à un miroir, dans lesquels acteur et actrice se retrouvent en apesanteur, sans protection, avec des textes sans destinataire défini... Ces images constituent la matière et non l’illustration de la douleur d’Esther comme de Paul. À ce jeu s’ajoute un commentaire hésitant entre le « je » subjectif de Paul et le « il » d’un supposé auteur omniscient. De telle sorte qu’à l’arrivée ni Paul ni Esther ne savent ce qui relève de leur personnalité ou de celle de l’autre. Défaire cette trop grande proximité sera précisément un des enjeux de Comment je me suis disputé…
Trois acteurs différents prêtent leur apparence à Paul Dédalus : Mathieu Amalric en Paul adulte, évidemment, Antoine Bui pour l’enfant, le jeune Quentin Dolmaire pour le lycéen et l’étudiant. Ce dernier a le rôle ingrat de devoir s’imposer à côté d’Amalric tout comme Paul doit le faire sans cesse dans le film vis-à-vis de son entourage. Le jeune Dolmaire a d’autant plus de mérite que Desplechin n’a recherché aucune ressemblance physique entre les trois avatars de Dedalus. Trois Souvenirs de ma jeunesse interroge ainsi l’identité d’un être à travers ses variations physiques dans le temps. Ce que pointait précisément Joyce dans un texte de 1904, Portrait of the Artist : « Les traits de l’enfance ne sont pas communément reproduits dans le portrait de l’adolescence [...] Et pourtant le passé implique une succession fluide de présents. » C’est ce présent – cette présence – qui marque l’« Épilogue », aussi sensuel que lumineux, entre Esther et Paul, après que ce dernier a laissé s’envoler les feuillets emplis de caractères grecs indéchiffrables. Cette « histoire d’amour » tire tout son prix de cette trace (souvenir ? imagination ?), de cette « succession fluide de présents ». Une succession qui pourrait également définir le cinéma qui nous fait passer de souvenirs de « ma jeunesse », identifiée à la jeunesse de Paul ou du cinéaste, à « nos Arcadies » (sous-titre du film). Des Arcadies qui, au fil du récit, sont devenues les nôtres, à nous spectateurs.
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Écrit par
- Joël MAGNY
: critique et historien de cinéma, chargé de cours à l'université de Paris-VIII, directeur de collection aux
Cahiers du cinéma
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