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TROISIÈME NUIT DE WALPURGIS (K. Kraus)

On comprit assez mal l'attitude de Karl Kraus (1874-1936) à l'égard du nazisme. De son vivant, on ne s'expliqua pas la gêne et le silence du grand satiriste autrichien, unique rédacteur d'un journal à couverture rouge, Die Fackel (La Torche), où pendant plus de trente ans les ridicules et les travers des puissants, les outrages à la langue et à la nature, la compromission des intellectuels et, surtout, des journalistes avaient fait l'objet d'attaques incessantes, parfois injustes, souvent courageuses. Et cela dans un style hors pair qui valut à Kraus l'admiration de Ludwig Wittgenstein, Bertolt Brecht, Walter Benjamin ou Elias Canetti. Quand parut en 1952 la première édition de la Troisième Nuit de Walpurgis, l'incompréhension atteignit son comble, les commentateurs semblant avoir arrêté leur lecture à la fin de la première phrase. Un énoncé à bien des égards problématique : « Mir fällt zu Hitler nichts ein », que l'on peut traduire par : « Je n'ai aucune idée sur Hitler » ou, plus idiomatiquement : « À propos d'Hitler, rien ne me vient à l'esprit. » Pendant plusieurs décennies, à l'exception notable d'un Friedrich Dürrenmatt ou d'une Elfriede Jelinek, le monde culturel germanophone allait persister dans son refus de lecture.

Il convient donc de souligner, après la traduction intégrale des Derniers Jours de l'humanité (Agone, Marseille, 2004), pièce-fleuve consacrée à la Grande Guerre, l'événement que constitue l'édition française du texte (Agone, 2005), magnifiquement rendu par Pierre Deshusses. Augmenté d'indispensables annexes (glossaire, notices biographiques, résumé historique), l'ouvrage est présenté par Jacques Bouveresse dans une longue Préface qui fait suite à de nombreux articles et à un essai remarquable (Schmock, ou le Triomphe du journalisme. La Grande Bataille de Karl Kraus, Liber, Seuil, Paris, 2001).

Karl Kraus rédige la Troisième Nuit de Walpurgis de mai à septembre 1933. Il ouvre les yeux, lit les journaux, écoute la radio et observe autour de lui l'installation du nazisme dans les esprits. Il perçoit immédiatement le mécanisme de la propagande, fondé sur l'imputation à la victime de la violence qu'elle subit. Et Kraus de s'attacher délibérément à la réalité de cette violence, plutôt qu'à ses effets « culturels » ou « journalistiques ». Avec une prescience fascinante – mais qu'on lui a aussi reprochée – il s'est avoué moins choqué des autodafés que des torts réels subis par les juifs et les opposants politiques. Kraus prit d'évidence le risque assumé d'être mal compris : penseur antidémocratique, opposé à une acception trop lâche de l'expression « liberté de la presse », homme de gauche converti au régime autoritaire de Dollfüss, critique peu amène de plumitifs grands ou petits qui allaient former le gros des futures troupes de « Weimar et Vienne en exil », il ne cacha pas son refus de verser des larmes de crocodile sur la destruction par les nazis de certains ouvrages. Mais, à l'opposé d'une rhétorique « progressive » qui perçoit le danger sur le mode d'une gradation déployée dans le temps, où l'on s'en prendrait d'abord aux écrits et ensuite aux hommes, Kraus est parfaitement conscient de l'imminence de l'horreur : elle est déjà bien là – et tout effort pour la voiler, l'atténuer ou croire la retarder est d'emblée considéré comme une erreur funeste (l'aveuglement des sociaux-démocrates), ou tout simplement comme de la complaisance envers les bourreaux.

Le caractère impitoyable de l'analyse se révèle notamment quand Kraus dénonce la crapulerie des intellectuels. Si l'on pouvait s'attendre à lire des remarques fielleuses concernant Martin Heidegger et surtout [...]

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Écrit par

  • : professeur d'études cinématographiques et d'esthétique à l'université de Paris-Est-Marne-la-Vallée

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