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UBU ROI (A. Jarry) Fiche de lecture

Un chef-d'œuvre grotesque

Œuvre maîtresse du cycle imaginé par Jarry, Ubu roi transcende la littérature de potache dont il est issu. Sa langue extraordinaire, travaillée par les néologismes et les déformations lexicales – dont le « merdre » inaugural constitue l'exemple le plus connu –, renoue avec une inspiration grotesque issue de la fin du Moyen Âge et de Rabelais : « PÈRE UBU : Merdre !/ MÈRE UBU : Oh ! voilà du joli, Père Ubu, vous estes un fort grand voyou./ PÈRE UBU : Que ne vous assom'je, Mère Ubu !/ MÈRE UBU : Ce n'est pas moi, Père Ubu, c'est un autre qu'il faudrait assassiner./ PÈRE UBU : De par ma chandelle verte, je ne comprends pas./ MÈRE UBU : Comment, Père Ubu, vous estes content de votre sort ?/ PÈRE UBU : De par ma chandelle verte, merdre, madame, certes oui, je suis content. On le serait à moins : capitaine de dragons, officier de confiance du roi Venceslas, décoré de l'ordre de l'Aigle Rouge de Pologne et ancien roi d'Aragon, que voulez-vous de mieux ?/ MÈRE UBU : Comment ! Après avoir été roi d'Aragon vous vous contentez de mener aux revues une cinquantaine d'estafiers armés de coupe-choux, quand vous pourriez faire succéder sur votre fiole la couronne de Pologne à celle d'Aragon ? » (acte I). Cette inventivité langagière permet à l'auteur de se livrer à une réécriture parodique de la culture tragique occidentale.

Placée dès son titre sous le signe d'Œdipe roi de Sophocle, la pièce accumule les références à Racine – dont elle nous livre un plagiat burlesque – et surtout à Shakespeare. La fable, construite en une rapide succession de scènes de conspirations et de batailles, s'inspire directement de Macbeth et de Hamlet, dont elle reprend le thème de la conquête du pouvoir. La modernité de Jarry tient à ce qu'il déploie les forces pures de la tragédie avec une insolente jubilation. De plus, son comique ignore délibérément toute instance cathartique : le tableau de la bêtise, de la cruauté et de l'égoïsme ne s'accompagne ici d'aucune mise en perspective éthique. La violence humaine, rendue à sa sauvagerie première, suscite dès lors un rire inquiétant, parce qu'elle révèle que, comme l'écrit Jarry, « M. Ubu est un être ignoble, ce pourquoi il nous ressemble (par en bas) à tous ».

La création d'Ubu roi marque une date importante dans l'histoire du théâtre, non seulement à cause du scandale que suscita la pièce elle-même, mais aussi pour l'audace esthétique avec laquelle elle fut mise en scène. Le 10 décembre 1896, le public parisien découvre au théâtre de l'Œuvre, que dirige alors Lugné-Poe, un décor et un travail d'acteur qui rompent avec tout réalisme illusionniste et ouvrent la voie de la modernité scénique. Les avant-gardes du début du xxe siècle, Dada et le surréalisme, salueront l'événement, devenu mythique à l'égal du personnage d'Ubu, figure familière d'un xxe siècle qui aura malheureusement eu nombre d'occasions de s'y reconnaître.

— Mireille LOSCO

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Écrit par

  • : maître de conférences à l'université de Grenoble-IV-Stendhal

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