UBU ROI (mise en scène B. Sobel)
C'était un temps, il est vrai – on l'appela la Belle Époque –, où à Paris on se battait pour le théâtre. Au cours de la représentation, on criait très fort au scandale, et on défendait tout aussi âprement la pièce. L'accueil réservé à Ubu roifut de la sorte quand, le 10 décembre 1896, Lugné-Poe monta la pièce d’Alfred Jarry rue Blanche, au Nouveau Théâtre, aujourd'hui Théâtre de Paris. L'ampleur du chahut fit que le lendemain le Tout-Paris mondain et intellectuel se bousculait pour trouver place à la seconde et dernière représentation. D'autres n'étaient pas prévues. Jarry, comme la veille, vint avant le lever du rideau présenter sa pièce, en précisant pour finir que « l'action se passe en Pologne, c'est-à-dire nulle part ». Il n'est peut-être pas inutile de rappeler qu'alors la Pologne, dépecée par la Prusse, la Russie, l'Autriche, avait disparu de la carte de l'Europe, et que le père Ubu, incarné par Firmin Gémier, parut à certains évoquer Nicolas II, venu récemment en visite à Paris.
Dans les mises en scène qui succédèrent à celle-ci, on n'allait pas manquer de reconnaître tour à tour derrière « le masque infâme » (Catulle Mendès) un Hitler, un Mussolini, un Staline ou quelque autre dictateur sanguinaire. On ne peut douter pour autant que le potache Jarry, entré en rhétorique au lycée de Rennes en 1888, peaufineur génial d'une bouffonnerie que quelques camarades avec lui avaient esquissée pour tourner en ridicule un professeur de physique chahuté, se moquait bien des grands problèmes de l'heure et avait en tête davantage Macbeth que les guerres qui sévissaient.
Ubu a survécu tout un siècle déjà à son auteur, mort en 1907. Les metteurs en scène les plus justement renommés – Jean Vilar, Victor García, Jean-Louis Barrault, Antoine Vitez –, sensibles à ce qu'avait de sidérant dans l'histoire du théâtre ce chef-d'œuvre de bouffonnerie anarchisante concocté dans une cour de lycée, l'ont monté, fascinés par la mise au jour de la monstruosité de l'être humain, susceptible de se révéler en chacun.
En montrant à son tour Ubu roi, au festival d'Avignon 2001, puis au Théâtre de Gennevilliers, Bernard Sobel proposait une vision nouvelle du personnage grotesque devenu mythe. Son père Ubu surprend d'y apparaître désaffublé de son célèbre énorme ventre, sa gidouille ; tous les metteurs en scène de la pièce la lui avaient conservée jusqu'à ce jour. Néanmoins, cette modification de la mythique silhouette n'est pas le seul sujet d'étonnement. Le premier est, bien en évidence sur la scène, l'énorme main de résine, paume largement ouverte, qui tient lieu de décor.
Étonnant aussi qu'en ouverture, non point retentisse mais s'insinue une Internationale qui dure le temps que se détachent de la main et tombent sur le sol quelques phalanges. Effondrement d'un monde ? Espoir d'un renouveau ? C'est alors que vient parader dans ces ruines un petit Charlot au visage enfantin, tout en jambes qu'il a fluettes dans un caleçon noir. Toutefois, dès son premier et retentissant « Merdre », Denis Lavant se révèle, par son énergie d'« anarchiste complet » (Jarry), un très odieux petit bonhomme, et plutôt qu'un Charlot un Polichinelle.
Au festival d'Avignon, le lieu était – rappel des origines de la pièce – la très vaste cour de récréation du lycée Saint-Joseph dont le dispositif scénique de Titina Maselli n'occupait qu'un angle. Les dix comédiens, acrobates par nécessité, escaladaient et dévalaient la main en morceaux, tels des fourmis grouillantes et affairées, ce que Denis Lavant, le plus exposé et le plus doué de tous, reconnaît être un exercice assez périlleux : « Ce n'est pas des plus reposant... On se croirait sur un glacier. »[...]
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Écrit par
- Raymonde TEMKINE
: ancienne élève de l'École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, critique dramatique de
Regards et des revuesEurope ,Théâtre/Public , auteur d'essais sur le théâtre
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