UN ANTISÉMITISME ORDINAIRE. VICHY ET LES AVOCATS JUIFS (R. Badinter)
La photo – tristement célèbre – est reproduite dans deux journaux parisiens : on y voit côte à côte sept des avocats parisiens les plus réputés, l'air grave. Le commentaire, certes étroitement contrôlé par la censure allemande, évoque, à l'exemple de Paris-Soir, « ces Juifs millionnaires, ex-célébrités du barreau parisien, internés dans un camp proche de la capitale ». Ce camp s'appelle Drancy, nous sommes le 12 septembre 1941, les sept avocats ont été arrêtés, en même temps que trente-cinq de leurs collègues, lors des grandes rafles opérées à Paris par les Allemands – alors sans le concours de la police française – entre le 20 et le 23 août précédents. L'image figure en annexe de l'ouvrage de Robert Badinter sur cet « antisémitisme ordinaire » qui gouverne la relation entre « Vichy et les avocats juifs » – sous-titre de son ouvrage –, peut-être réducteur dans la mesure où, dans le cas des rafles déjà évoquées comme dans celui du port de l'étoile jaune, les Allemands étaient à l'origine d'un processus intervenant au demeurant pour l'essentiel en zone occupée, et surtout à Paris. Mais c'est bien Vichy qui voulut, conçut et mit en œuvre l'exclusion des Juifs des fonctions publiques, comme des professions libérales.
Le livre de Robert Badinter est passionnant et riche, nourri de sources multiples, qu'il s'agisse de fonds d'archives ou de travaux historiques parmi les plus récents, mais aussi de témoignages, souvent difficiles à collecter, qui nous permettent de mesurer le désarroi des victimes de la politique d'exclusion menée par le gouvernement de l'État français, avec à sa tête le maréchal Pétain. Rien ne manque à cette étude de cas, ni l'amont, avec un rappel de la forte xénophobie des barreaux d'avant-guerre, ni l'aval, avec une réflexion sur les réécritures qui, après la Libération, parvinrent à fondre les persécutions dont furent victimes les Juifs présents en France dans l'indéniable cortège de souffrances que connurent les multiples victimes de l'occupant nazi. Choix alors habile, et sans doute nécessaire pour maintenir une forme d'unité nationale, mais qui laissait aux générations suivantes le soin de s'interroger, douloureusement, sur le rôle des institutions françaises dans la mise en œuvre de la solution finale d'une part, dans le projet vichyste d'exclusion antisémite d'autre part.
C'est ce dernier projet que nous décrit Robert Badinter, avec une exactitude de ton grâce à laquelle la précision – indispensable – n'est jamais sécheresse. L'exclusion des barreaux, comme celle qui touche alors bien d'autres strates de la société française, frappe d'abord ceux en qui les influences d'extrême droite qui structurent le régime voient des « métèques », à savoir les Français nés de père non français. Cette haine de l'étranger – et plus généralement de l'autre –, traduite en loi le 10 septembre 1940 pour ce qui concerne les avocats, fut vite complétée par le rejet de l'idée même que les Juifs puissent s'assimiler à la société française. Ce fut la fonction du premier statut des Juifs, signé le 3 octobre 1940, d'en faire des Français de seconde zone ; s'agissant des professions libérales, le texte envisageait la possibilité d'un numerus clausus, que vint institutionnaliser le second statut, daté du 3 juin 1941. Il est inutile de dire la souffrance, chez des hommes qui se pensaient solidement installés dans la société française, née de cette remise en cause d'un processus d'émancipation vieux de cent cinquante ans (on renverra à ce sujet au précédent ouvrage de Robert Badinter sur l'émancipation des Juifs par la Constituante) : Léon Lyon-Caen, avocat[...]
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Écrit par
- Marc Olivier BARUCH : ancien élève de l'École polytechnique et de l'École nationale d'administration, docteur en histoire, chercheur au CNRS (Institut d'histoire du temps présent)
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