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UN BARRAGE CONTRE LE PACIFIQUE, Marguerite Duras Fiche de lecture

Conjurer l’éternel retour

Inscrit entre deux morts d’épuisement – celle du cheval et celle de la mère –, Un barrage est le récit d’une agonie et d’une (re)naissance. Agonie de « la mère », ainsi désignée comme figure quasi mythique, à la fois dévorée (par le système patriarcal et colonial) et dévoratrice (de sa propre progéniture) ; renaissance des enfants, dans un lent arrachement à la plaine et, plus largement, à la colonie, la première envahie par les eaux et rongée par le sel, la seconde pourrie par la corruption et la prostitution, mais aussi à l’emprise d’une mère, à son amour étouffant et son obsession mortifère.

Loin de se résumer à une dénonciation univoque du colonialisme, le roman a l’ambition de décrire la complexité, l’ambiguïté et en partie la réversibilité des rapports de séduction et de domination, y compris au sein de la cellule familiale. En effet, au-delà du contexte particulier d’un régime d’exploitation dont la mère et ses enfants sont d’ailleurs à la fois victimes et parties prenantes (colons pauvres, ils n’en auront pas moins jusqu’au bout un domestique indigène, « le caporal », dont la vie aura été pire que la leur), le monde colonial apparaît comme un microcosme où se révèle en condensé le système complexe et mobile de désir et de pouvoir qui régit la plupart des relations humaines. Ainsi la position objectivement dominante de certains personnages – hommes, colons, aisés – se conjugue-t-elle avec une fragilité pour ainsi dire consubstantielle que vient mettre à jour leur désir pour Suzanne. À l’inverse, la folie de la mère s’explique sans doute par l’injustice qui lui a été faite. Mais au-delà se dessine l’image ambivalente de la Mère éternelle, à la fois dévouée et tyrannique, et de la famille comme structure à la fois fondatrice et destructrice. Quant aux enfants, soumis au double poids social et maternel, ils détiennent néanmoins un « capital », leur pouvoir de séduction, monnaie d’échange qui leur permettra de se libérer et de s’émanciper. C’est particulièrement vrai de Suzanne, objet, comme corps désiré, d’une « marchandisation » et d’une négociation permanentes, mais aussi sujet, comme corps désirant, d’un apprentissage de la féminité et de son pouvoir.

À la manière d’une partition symphonique, avec ses thèmes et ses variations, le livre fait se succéder et s’entrecroiser plusieurs motifs – voitures (la Citroën B12 de la famille, la Léon Bollée de M. Jo, l’étrange auto de Barner, la Renault d’Agosti), cinémas (l’Éden Cinéma, où se réfugie Suzanne, celui où Joseph rencontre Lina), objets divers (les phonographes, les robes, le diamant…), mais aussi soupirants de Suzanne (M. Jo, Barner, Agosti) et maîtresses de Joseph (la femme du douanier, Carmen, Lina) – dans un jeu d’échos qui évoque une forme d’enfermement, de répétition fatale, à l’image des marées du Pacifique venant régulièrement détruire les illusions de la mère, et qui donnent leur titre – ambigu – au roman. Si, des barrages proprement dits, il ne sera à dire vrai guère question dans le récit, puisqu’ils sont déjà de l’histoire ancienne, le souvenir d’une résistance dérisoire et absurde, n’est-ce pas, comme au perpétuel mouvement destructeur de l’océan, à l’éternel retour du malheur qu’il s’agit d’opposer, comme un ultime barrage, la force vitale de la jeunesse ?

— Guy BELZANE

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