UN BEAU SOLEIL INTÉRIEUR (C. Denis)
La parole souveraine
Le cinéma de Claire Denis n’est pas un cinéma bavard, comme l’attestent Beau Travail (1999) ou Vendredi soir (2002). Un beau soleil intérieur, comme les romans qui l’inspirent, repose pourtant beaucoup sur les mots. On est passé du non-dit au trop-dit, comme y invite la foi d’Isabelle en la parole, et comme en témoigne aussi la logorrhée de Fabrice (Bruno Podalydès), le galeriste qui la met en garde contre Sylvain (Paul Blain), le « prolo » dont il est visiblement jaloux, mais qu’il juge indigne de leur « milieu ». Sauf quand elle est seule (encore qu’il lui arrive alors de parler tout haut), ou quand le langage des corps désirants remplace celui des mots, Isabelle s’adonne tout entière à la parole. À l’inverse, apparition longtemps silencieuse, Sylvain magnétise Isabelle par son regard et par ses gestes sur le fond musical de la boîte de nuit où ils se rencontrent. Lorsqu’il se décide à parler avant de disparaître, sa parole est directe : qu’elle soit elle-même !
Une scène clé du film est la promenade dans la forêt proche de La Souterraine, dans la Creuse, où Isabelle s’emporte contre l’organisateur de la manifestation artistique à laquelle elle participe, alors qu’il vient d’évoquer complaisamment ses « propriétés » (sa terre, sa maison, sa femme). La scène trahit-elle une opposition de classe, comme le suggère plus tard Fabrice à propos de la relation entre Isabelle et Sylvain ? Le film ne s’inscrit pourtant pas dans une réalité sociale bien fouillée. Artiste, Isabelle se contente d’étaler une toile blanche sur le sol de son loft et de la barbouiller de quelques traits de pinceau. Galeriste, elle ne discute avec son associée Maxime (Josiane Balasko) que de questions intimes. Les « affaires » du banquier restent hors champ, les marchands d’art demeurent de bienheureux oisifs. Ce qui irrite Isabelle dans les propos du propriétaire creusois, c’est la façon dont les mots lui permettent de posséder ce qui vit, alors qu’à elle tout échappe. Sent-elle quelque similitude entre le verbiage satisfait de ce vaniteux et la façon dont elle-même tente parfois de retenir dans ses phrases des amants aussi insaisissables que le vol des oiseaux au-dessus des arbres de La Souterraine ?
C’est l’obstination d’Isabelle à trouver un lien fort et durable avec un homme qui distingue Un beau soleil intérieur du tout-venant du film sentimental à la française. L’héroïne assume ses contradictions (comme celle d’aimer coucher avec un homme qu’elle méprise), mais non sans difficultés, entre (sou)rire et larmes. Difficile, dans ce film qui repose sur le verbe et la recherche d’un « amour vrai », de ne pas songer à Éric Rohmer et plus particulièrement au Rayon vert (1986). L’héroïne rohmérienne croit aux signes, à un destin qui lui serait favorable, à une providence qui in fine lui ferait rencontrer l’homme de ses rêves. Isabelle croit-elle aussi aux sortilèges ? En tout cas, elle n’hésite pas à consulter un « voyant ». Un voyant très bavard (Gérard Depardieu), comme il se doit dans ce film décidément « parlant », qui lui laisse ironiquement le dernier mot.
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Écrit par
- Joël MAGNY
: critique et historien de cinéma, chargé de cours à l'université de Paris-VIII, directeur de collection aux
Cahiers du cinéma
Classification
Média