UN DON (T. Morrison) Fiche de lecture
Invitée au Louvre en 2006, Toni Morrison, avait choisi « l'étranger chez soi » comme thème d'exploration du musée pour lier les notions d'origine, d'appartenance et d'exil. Elle tomba en arrêt devant le tableau de Géricault, Le Radeau de la Méduse, émue par cette métaphore de l'errance où elle reconnaissait « les implications gestuelles de race, la sensibilité aux conséquences de l'aventurisme politique, l'appel à la prise de conscience du désespoir et de la tristesse de la condition humaine ».
Publié en 2008 aux États-Unis, le neuvième roman de Toni Morrison, Un don (traduction de A. Wicke, Christian Bourgois, Paris, 2009) entre en profonde résonance avec la promenade au Louvre, mais aussi avec le cheminement de son œuvre et, plus largement, avec les premiers textes littéraires américains nourris, selon elle, par « les représentations des désirs de l'exilé et du désespoir de l'isolé ». Le livre est par excellence le roman des origines dans le Maryland et la Virginie des années 1680. Déployant une écriture lyrique puissante, engagée, qui éclaire la beauté des terres dans le brouillard doré de l'aube, il questionne les utopies, les inégalités de genre et de race et exprime l'oscillation délétère entre les promesses et les terreurs qu'inspirent des figures fondatrices, puisque Toni Morrison entend « évaluer la littérature noire à l'aune de ce qu'un écrivain fait avec la présence d'un ancêtre ». Les ancêtres apparaissent ici au cœur des fermes et des plantations où les termes racine et enracinement gardent leur sens premier avant de s'épanouir sous la forme du mythe.
Des ancêtres déracinés, aléatoires, déplacés au gré des commerces. Ainsi en va-t-il pour le personnage central de Florens, seize ans en 1690, qui ouvre dans sa langue métissée ce roman de la dépossession. Florens, au nom ironiquement si prometteur, jeune esclave dite portugaise car de souche angolaise, acquise en paiement d'une dette sur la plantation d'un gentilhomme catholique par Jacob Vaark, un anglo-hollandais « misérable orphelin devenu propriétaire terrien ». En fait Jacob, qui emporte la jeune Noire aux pieds nus sur ses terres, avait d'abord choisi sa mère. Mais, un fils encore accroché à son sein, celle-ci l'implore de prendre Florens à sa place. « J'ai dit : toi. Prenez-la, ma fille. Parce que je voyais que l'homme de grande taille te regardait comme une enfant, pas comme des pièces d'or espagnoles. Je me suis agenouillée devant lui. En espérant un miracle. Il a dit oui. » Tel est l'argument de cette tragédie du don et de l'abandon qui devient chemin faisant, et au prix d'une sérieuse recherche universitaire, œuvre d'information et d'histoire, récit politique d'analyse des engrenages et des chaos en même temps que saga de la survie, car la mort prend là plus que sa dîme. Toni Morrison rend tangibles aussi bien l'isolement, la rigueur du climat que la dureté des choses et le désarroi des femmes. Elle nous rappelle le caractère indélébile de ces exodes vers l'inconnu, tout comme elle montre le sectarisme farouche, l'aveuglement religieux et surtout la sauvagerie du piétinement des vies.
Le récit reflète la fragmentation dans le temps et l'espace qui marque le destin des personnages et se construit sur le va-et-vient d'un territoire à l'autre. Chacun vit et meurt avec son mystère, si bien que Florens ne connaîtra jamais le sens de l'offrande faite par sa mère, le sacrifice de l'abandon comme ultime geste d'amour : « En espérant un miracle. Il a dit oui. Ce n'était pas un miracle. Octroyé par Dieu. Ce fut un don. Offert par un être humain. Je suis restée à genoux. » Une fois encore, c'est la célébration du droit de vie des mères – ici le choix d'une survie plus clémente – qui se double d'un droit[...]
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Écrit par
- Liliane KERJAN : professeure des Universités
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