UN FIL À LA PATTE (G. FEYDEAU) Fiche de lecture
« Du mécanique plaqué sur du vivant » (Bergson)
Au cours du xixe siècle, et surtout à partir des années 1860, l’essor du théâtre se manifeste à Paris par une multiplication des salles, un élargissement du public et une diversification des genres. À côté du théâtre « subventionné » (Comédie-Française, Opéra, Opéra-Comique...) où se donnent les grandes pièces du répertoire classique ainsi que les créations romantiques, naturalistes puis symbolistes, un théâtre « public » se développe, réputé d’accès plus facile et consacré à deux genres qui connaissent alors un succès considérable : le mélodrame, plus populaire, et le vaudeville, plus bourgeois.
Si l’on fait remonter les origines de ce dernier au xve siècle, force est de constater que les comédies d’Eugène Scribe (1791-1861), d’Eugène Labiche (1815-1888) ou de Feydeau n’ont plus grand-chose à voir avec la chanson satirique de la Renaissance, ni même avec la comédie entrecoupée de chants et de ballets du xviiie siècle, ancêtre de l’opéra comique, de l’opéra bouffe et de l’opérette. Le genre, qui s’est transformé en comédie d’intrigue légère fondée sur une peinture des mœurs de la bourgeoisie, a connu ses heures de gloire avec Scribe et Labiche, mais il est devenu répétitif et stéréotypé lorsque Feydeau s’en empare pour ce qui sera son chant du cygne.
Le vaudeville adapte le principe des « emplois » au monde de la Belle Époque : aristocrates désargentés, bourgeois fortunés ou criblés de dettes, « cocottes » et demi-mondaines, artistes de théâtre ou du music-hall, maris cocus ou volages, épouses trompées ou infidèles, maîtresses en quête de légitimité, étrangers exilés... forment une galerie d’archétypes immédiatement reconnaissables, même si Feydeau s’efforce de conférer à certains une singularité et une épaisseur nouvelles. Il serait néanmoins abusif de faire d’Un fil à la patte une comédie de caractères.
Quant à la vision plutôt sombre d’une société où dominent hypocrisie et vénalité, elle apporte à la pièce une incontestable dimension de satire sociale. À ceci près que la cible n’y est autre que le public qui se presse dans la salle, finalement ravi de se reconnaître dans le miroir peu valorisant mais non dénué de complaisance que lui tend l’auteur.
Cela explique pour une bonne part que les pièces de Feydeau aient généralement été cantonnées au cours du siècle suivant, avec le dédain dû au pur divertissement, aux « théâtres de boulevard », à l’exception notable de la Comédie-Française, qui mit à son répertoire Feu la mère de Madame dès 1941. Encore faudra-t-il attendre 1961 pour y voir la première représentation d’Un fil à la patte, dans une mise en scène mémorable de Jacques Charon. Par la suite, la réhabilitation de l’auteur et de la pièce n’en a été que plus notable. Il aura fallu pour cela que, dans le contexte d’une certaine « désidéologisation » du théâtre, celle-ci, débarrassée de son attirail vaudevillesque, retrouve une forme de « virginité » dramatique. L’intrigue repose en effet sur une mécanique extrêmement efficace, à laquelle contribuent, sous des formes diverses, les nombreuses indications scénographiques de l’auteur. Lancée et rythmée à toute allure par une succession de quiproquos et de péripéties, l’action ne ralentit jamais. Les personnages, pris jusqu’à l’absurde dans des logiques qui les dépassent, entrent et sortent dans un chassé-croisé permanent (la porte est un élément essentiel de la pièce). À cette dynamique dramaturgique, Feydeau ajoute le burlesque des personnages et des situations (Fontanet et son haleine fétide, Bois-d’Enghien en caleçon, Irrigua poursuivant Bouzin...). Ne négligeant aucun ressort comique, il n’hésite pas à puiser dans les ressources du langage : calembours (Fontanet et son « comme je pus »), accent (le général Irrigua), bons mots (« C’est[...]
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
Classification
Média