UN PROPHÈTE (J. Audiard)
En cinq films, Jacques Audiard, fils du scénariste-dialoguiste Michel Audiard, a accumulé les récompenses : près d'une quinzaine de césars partagés entre Regarde les hommes tomber (1994), Sur mes lèvres (2001) et De battre mon cœur s'est arrêté (2005), le prix du meilleur scénario à Cannes en 1996 pour Un héros très discret, le grand prix du jury en 2009 pour Un prophète, à défaut d'une palme d'or espérée. Par la suite, le prix Louis Delluc lui a également été décerné. On a salué l'habileté du scénariste, œuvrant surtout dans le film policier, et le talent du directeur d'acteurs, qui a beaucoup contribué à la notoriété de Mathieu Kassovitz, Vincent Cassel, Romain Duris ou Emmanuelle Devos. Un prophète le confirme avec la révélation de Tahar Rahim dans le rôle-titre, la justesse des seconds rôles, mais aussi la prestation de Niels Arestrup dans un rôle que l'on croyait usé, celui du caïd corse vieillissant César Luciani.
Un prophète est d'abord un film de genre, plus exactement un sous-genre du film de gangster, le film de prison (Code Criminel, de Howard Hawks, Les Démons de la liberté, de Jules Dassin), resurgi récemment dans des séries telles que Oz ou Prison Break. Fidèle aux règles, le film débute par l'entrée en prison de Malik El Djebena et s'achève avec sa libération. L'apparition du « parrain » corse, qui le prend sous sa « protection » en échange du meurtre de Reyeb (un « frère »), la lutte des clans (Corses contre barbus), complicités et trafics, confirment cette fidélité... Pourtant, Jacques Audiard et ses scénaristes écartent d'emblée deux clichés : le personnage du gardien-chef sadique, et la préparation minutieuse de l'évasion (Le Trou, de Jacques Becker). C'est que Malik est plus proche du S.D.F. que du voyou aguerri : à dix-neuf ans, sachant à peine déchiffrer quelques mots, novice dans l'univers carcéral et sans relations à l'intérieur comme à l'extérieur, il n'est pas question pour lui d'affronter le personnel pénitencier à la manière d'un Paul Newman (Luke la main froide) ou d'un Sean Connery (La Colline des hommes perdus). Et, pour planifier une cavale, il ne possède ni la maturité ni la patience du héros d'Un condamné à mort s'est échappé de Robert Bresson. Fragile, nerveux, faussement résigné, Tahar Rahim incarne un Malik dont la préoccupation est celle des condamnés de sa génération et de son milieu : il s'agit pour lui de fuir, certes, mais à l'intérieur, c'est-à-dire de survivre à six ans d'emprisonnement, de courber l'échine en tentant de rester soi-même.
La première séquence d'Un prophète donne le ton du film et la clé du personnage de Malik : un univers confus fait d'un magma de sons principalement métalliques et de lambeaux de paysage entrevus depuis le fourgon carcéral, qui ne raccordent pas plus que les bruits... Le spectateur épouse ainsi la vision subjective de la perception de Malik, parcellaire et éclatée. Puis le film passe au documentaire. Durant les formalités d'admission en prison, la caméra ne bénéficie d'aucun point de vue privilégié : le dos d'un gardien masque en partie le corps de Malik. Pudeur ? Non, la caméra peine seulement à trouver sa place dans un décor qui n'a pas été calculé pour elle. Le film s'enracine dans un réalisme scrupuleux dont ont témoigné, lors de sa sortie, spécialistes du monde pénitentiaire comme anciens détenus. À la facilité du studio, Jacques Audiard et son décorateur Michel Barthélemy ont préféré une prison reconstruite en dur sur une friche industrielle, avec les contraintes techniques liées à l'étroitesse des lieux. À partir de là, Jacques Audiard multiplie les effets de réel, donnant au tournage des allures de reportage, y compris à travers la bande-son, cacophonie agressive et lancinante redoublant le sentiment[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Joël MAGNY
: critique et historien de cinéma, chargé de cours à l'université de Paris-VIII, directeur de collection aux
Cahiers du cinéma
Classification