UN ROMAN RUSSE (E. Carrère)
Au printemps de 2007, il y eut, en France du moins, un véritable effet « roman russe ». Après La Classe de neige et L'Adversaire, Emmanuel Carrère s'affirmait-il comme un romancier à gros tirage ? Sans doute, Un roman russe (P.O.L., 2007) se lit d'une traite ou presque, et certains épisodes sont devenus des morceaux d'anthologie : ainsi de la nouvelle érotique, lettre imaginaire à la femme aimée, du dîner dans le Marais, ou encore, poignant, du récit de la mort – du meurtre ? – de la niania. Dans ce plaisir initial de la lecture, domine, avouons-le, celui de la reconnaissance des grands hommes, – en l'occurrence d'une grande dame, saisie en quelques furtifs instantanés. Chaque scène de rencontre entre la mère, Hélène Carrère d'Encausse, secrétaire perpétuelle de l'Académie française, et le fils, Emmanuel Carrère, est d'une rare intensité, qu'elle prenne pour décor le bureau du quai Conti, la cuisine de la maison sur l'île de Ré, ou qu'elle renvoie, scène d'enfance délicieusement œdipienne, à l'évocation d'un séjour dans un grand hôtel moscovite.
Tenir le lecteur en haleine, Emmanuel Carrère sait le faire : le lecteur de La Classe de neige s'en souvient. Il pratique en maître l'art du montage – il est aussi cinéaste – des époques et des lieux, des fils divers d'une histoire qui n'en est peut-être pas une : fil russe (fil rouge) de la recherche des origines qui mène le journaliste qu'est le narrateur à Kotelnitch pour un documentaire, réalisé en 2004 sous le titre Retour à Kotelnitch, sur András Toma, Hongrois enrôlé – ou engagé – dans la Wehrmacht, fait prisonnier à la fin de la guerre et sorti hagard d'un hôpital psychiatrique où il a été enfermé pendant cinquante ans ; fil tissé avec l'histoire du grand-père, le père d'Hélène Carrère d'Encausse, qui, émigré d'origine géorgienne en France, devint interprète des services économiques de l'occupant allemand, avant de disparaître sans laisser de traces ; enfin, fil de l'histoire amoureuse avec Sophie, la femme toujours désirée, souvent délaissée, aussi insaisissable au bout du compte que la mère, qu'elle ne rencontre jamais. Car le monde de Sophie n'est pas celui d'Emmanuel, et « cette affaire sociale » qui empoisonne l'improbable couple est l'occasion d'une analyse sans complaisance de l'évidente mauvaise foi du « héros ». Certes, il ne se montre pas à son avantage : repérable par son identité sociale, parisienne, nationale, par sa renommée littéraire, Emmanuel Carrère n'est pas dupe. Or, comme le soulignait Lacan, « les non-dupes errent ». Nom du père, ou plutôt père, d'ailleurs étrangement absent d'Un roman russe, hanté par d'autres figures paternelles, mais du « côté maternel » : le grand-père, l'oncle Nicolas.
Comme le film Retour à Kotelnitch, sans cesse menacé d'être vidé de sa substance parce que le réel russe résiste à sa manière, le livre d'Emmanuel Carrère pourrait se réduire à un tel « dispositif narcissique ». Et ce n'est pas l'ironique contrepoint du titre (« fiction ») qui le désamorcera. Que l'on ne soit pas dans un roman, Emmanuel Carrère y insiste. Ceci n'est pas une pipe. Que l'ensemble ne fasse pas une histoire, il le sait aussi : « Je dis : c'est cela, l'histoire, mais je n'en suis pas sûr. Ni que ce soit bien cela, ni que cela forme une histoire. J'ai voulu raconter deux ans de ma vie, Kotelnitch, mon grand-père, la langue russe et Sophie, espérant prendre au piège quelque chose qui m'échappe et me mine. Mais cela m'échappe toujours et me mine toujours. »
Le dispositif mis en place par Emmanuel Carrière reste savant, comme est subtil, et de bout[...]
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Écrit par
- Anouchka VASAK : ancienne élève de l'École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, maître de conférences à l'université de Poitiers
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