UN TROU DANS LA VIE : ESSAIS SUR L'ART DEPUIS 1960 (J.-P. Criqui) Fiche de lecture
Un trou dans la vie. Essais sur l'art depuis 1960 (Desclée de Brouwer, 2002) réunit neuf textes, consacrés à huit artistes, composés par Jean-Pierre Criqui de 1987 à 1997 et, à une exception près (celui sur Jean Eustache), précédemment publiés dans divers catalogues monographiques ou revues d'art. L'auteur se définit en préambule comme un critique, c'est-à-dire « quelqu'un qui s'éduque lui-même en public ». Une telle remarque dit à la fois l'impudeur de l'auteur et la complicité d'un lecteur un peu voyeur. Elle marque aussi, en creux, l'absence d'une prétention à éduquer lesautres, prétention dont, pourtant, les critiques d'art ne manquent généralement pas.
Il apparaît d'abord un curieux effet de miroitement entre ces textes si disparates consacrés, chronologiquement, à Piero Manzoni, Tony Smith, Robert Morris, Robert Smithson (à deux reprises), Jean Eustache, André Cadere, Bruce Nauman et Gabriel Orozco. Une disparité qui, d'emblée, nous éloigne de la logique d'une histoire de l'art omnisciente qui engloberait l'ensemble des artistes, des œuvres, et de l'art depuis 1960. C'est un peu l'inverse qui se présente.
D'un artiste à l'autre, Jean-Pierre Criqui observe très exactement l'art comme par ce trou pratiqué dans la porte des toilettes d'un bistrot parisien, et par lequel les protagonistes du film réalisé par Jean Eustache en 1977, Une sale histoire, observaient les femmes « par le sexe ». Une position qui, ainsi que le rapporte l'un des protagonistes, donne « l'impression que d'abord […] on a construit le trou, puis la porte au-dessus, puis qu'on a construit le café, et que dans ce café il y avait une caissière, trois garçons, enfin deux flippers, des choucroutes, des assiettes froides ». La position similaire de l'auteur au regard des œuvres qu'il examine s'oppose, très fermement et très clairement, à celle qui est incarnée notamment par Michael Fried dans les années 1960, pour lequel une œuvre répondait ou non à un modèle théorique autoritaire et supérieur dont le respect ou le désaveu séparait respectivement l'art « authentique » de l'art « dégénéré ».
L'ouvrage s'ouvre sur la Merde d'artiste en boîte de Piero Manzoni : comme art, écrit l'auteur, celle-ci « n'existe que neutralisée par sa mise en conserve ». Comme l'art est-on tenté de lire, tant l'ensemble de ces essais est traversé par la question d'une désensibilisation de tout un pan de la production artistique récente par une société qui ne la tolère qu'en boîte. À cela les artistes répondent par une « mise en boîte » du système qui, à commencer par la Boîte-en-valise de Duchamp – ce petit musée portatif auquel renvoie l'auteur lorsqu'il analyse les pérégrinations d'André Cadere (1934-1978), opère un constant déplacement des valeurs. De ce dernier, s'infiltrant dans les lieux de l'art avec sa Barre de bois rond sans y être convié, Jean-Pierre Criqui met en évidence une tactique de parasitage, quasi terroriste, qui place les structures institutionnelles au bord de l'implosion.
Ce qui se dévoile de la relation actuelle entre les œuvres, les institutions et le public trouve alors une sorte de paroxysme dans l'œuvre de Bruce Nauman dont l'auteur tente non seulement de préserver mais aussi d'intensifier la violence extrême, pour mieux la renvoyer à cette circularité oppressante qui caractérise, par exemple, Clown Torture (1987). S'il n'y a pas d'issue, l'art auquel s'intéresse Criqui est celui qui agit, ainsi que le disait Tony Smith de ses œuvres, « comme des germes susceptibles de répandre la maladie ». C'est d'ailleurs ce qui se produit lorsque l'auteur aborde quelques textes[...]
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Écrit par
- Hervé VANEL : professeur d'histoire de l'art contemporain à l'université de Brown, Rhode Island (États-Unis)
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