UNDERGROUND RAILROAD (C. Whitehead) Fiche de lecture
Pan de fresque de l’histoire américaine, récit vibrant d’une grande puissance d’évocation en même temps que combat politique sur la piste de la liberté, le sixième roman de Colson Whitehead retrace l’épopée des Noirs d’Afrique aux États-Unis et met en perspective les racines et l’expérience du racisme.
Au milieu du xixe siècle, une jeune esclave de seize ans s’enfuit d’une plantation de coton du Sud et s’engage dans un périple haletant qui la conduira jusqu’aux États libres. Le réseau clandestin d’aide aux Noirs qui s’enfuient prend ici la forme de véritables tronçons et gares d’un chemin de fer souterrain. Telle est la trame souple et efficace d’UndergroundRailroad(traduitpar Serge Chauvin, Albin Michel, 2017), qui vaut à Whitehead d’être le double lauréat du National Book Award et du prix Pulitzer de littérature 2017. De fait, le roman a connu un immense succès aux États-Unis, qui furent terre d’esclavage jusqu’à la présidence d’Abraham Lincoln. Tout commence par l’aïeule, son départ d’Afrique, l’arrivée de la cargaison en Amérique et la bourse aux esclaves nus à Charleston : d’emblée, avec cette mise à l’encan, le roman plonge au cœur de la question raciale, toujours violente et en suspens.
La fugitive
Au quotidien sans espoir d’une troisième génération d’esclaves de Géorgie, dans le monde clos de la plantation des frères Randall, où les souffrances, les flagellations et les supplices sont décrits avec un réalisme délibéré, succède donc la cavale de Cora, la rebelle, au fil du réseau qui va la mener vers les Carolines, le Tennessee et l’Indiana, puis vers le nord et les villes. Mais, en parallèle, la fugitive est pistée par le redoutable Ridgeway, qui fait commerce de ses prises, la perd et la rattrape dans une série d’échappées violentes qui rythme le suspense du récit. Grâce à la métaphore d’un chemin de fer matérialisé avec ses segments aveugles, ses gares enfouies et ses passeurs s’amorce une traversée épique souvent poignante, bien maîtrisée par le talent de Whitehead, au cœur d’une réflexion essentielle. Autant de situations diverses, selon les circonstances et les États traversés, qui tendent le récit et illustrent cette période troublée où se combattent âprement esclavagistes et abolitionnistes : halte dans une ferme-refuge, cachette sous les combles – à la manière d’Anne Frank sous le nazisme –, rixes, traitements iniques – telles la stérilisation ou la récupération de cadavres noirs pour la médecine… Autant de miroirs tendus sur la route : Cora jouera un personnage d’esclave pour un public de Blancs, assistera à un minstrelshow de saltimbanques grimés en Noirs... Autant de perceptions de l’autre, le Noir, le sauvage.
Quelques utopies d’émancipation sont croisées en chemin au cours d’intermèdes où Cora peut lire et apprendre, entendre des débats et des harangues : « L’Amérique est également une illusion. La plus grandiose de toutes. La race blanche croit, croit de tout son cœur qu’elle a le droit de confisquer la terre. De tuer les Indiens. De faire la guerre. D’asservir ses frères. » Mais, après ces pauses, toujours reviennent la peur, les coups frappés par les miliciens et les cavaliers de la nuit, le châtiment qui hante, les lynchages et les carnages.
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Écrit par
- Liliane KERJAN : professeure des Universités
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Média