UNE AFFAIRE DE FAMILLE (H. Kore-eda)
Le titre français, Une affaire de famille, et le titre anglais, Shoplifters, traduisent chacun une partie du titre japonais de la palme d’or 2018, qui signifie littéralement « vol à l’étalage en famille ». Les membres de l’improbable famille évoquée par Kore-eda Hirokazu sont des voleurs modestes. Ils chipent au supermarché dentifrice et soupe en boîte, le strict nécessaire quand on habite à cinq dans un minuscule logement. La grand-mère, qui n’est peut-être la grand-mère de personne, touche la pension de son défunt mari. Le père, sans enfant en réalité, est ouvrier du bâtiment. La mère (est-elle l’épouse du précédent ?) est repasseuse. La belle-sœur (mais de qui ?) « remue les seins » dans un peep-show minable. Le tenancier de cet établissement douteux surveille les audaces de ses pensionnaires. Si leurs prestations se faisaient plus ardentes, la maison serait fermée par les autorités. Comme souvent au Japon, il s’agit d’être dans la bonne mesure, et tout excès est regrettable. Quant au jeune fils (mais où sont ses parents ?), il apprend le métier de voleur et se fie à ce qu’on lui a raconté : l’école serait faite pour de pauvres enfants incapables d’étudier chez eux.
Quand ils comprennent que la petite voisine de cinq ans est battue par ses parents, les cinq membres de cette tribu particulière l’accueillent, la cachent, la dorlotent, la protègent. Pour le dire simplement, ils l’aiment. Et ce n’est pas d’un enlèvement qu’il s’agit. Ils en sont persuadés, « puisqu’on n’a pas demandé de rançon ».
Cet assemblage d’humanité rappelle Dickens. Mais Kore-eda préfère évoquer son admiration pour Ken Loach. Il y a ici, avec le sens du romanesque et de l’humour, l’intention de montrer la pauvreté au Japon, une pauvreté réelle. Au point que, bien qu’il ait connu un grand succès au Japon après le festival de Cannes, Une affaire de famille n’en a pas moins déplu à certains. Comme à l’époque des récriminations démocrates-chrétiennes contre les films néo-réalistes en Italie, on n’a pas toujours apprécié « l’image négative » que le cinéaste donnerait de son pays. S’il est vrai que sa colère contre les injustices sociales a été déterminante dans ce projet, le film dépasse largement une dénonciation sociale légitime.
Dialogue avec Truffaut
Comme Truffaut, l’un de ses modèles, Kore-eda est un violent, un passionné. Mais, comme Truffaut, il paraît doux, s’exprime avec modération. Comme lui, son problème, c’est la « famille » et la place des enfants. La famille, cette association obligée, dangereuse, à laquelle le Japon voue un culte millénaire, malmené par la défaite de 1945 et l’irruption du xxe siècle dans un monde qui ne s’y attendait pas. Comme Truffaut, enfin, Kore-eda aime l’amour entre les êtres et questionne les règles officielles. Comme le dit la grand-mère sur la plage – grande scène solaire dans ce film de l’enfermement –, « quand on choisit soi-même sa famille, on évite les faux espoirs ». La plupart des films de Kore-eda interrogent cette bizarre institution, qui soumet les humains à un contrat qu’ils n’ont jamais signé. Avec leurs personnalités propres, Ozu, Naruse, Oshima (La Cérémonie, 1971) en ont beaucoup parlé. Mais Kore-eda apporte de la nouveauté. Il est drôle (une grand-mère roublarde et vaguement sorcière), malicieux (les cannes à pêche volées et jamais revendues), sensuel (une scène centrale ou « le père » et « la mère », enfin seuls, profitent un instant de l’été et du désir réapparu), paysagiste (la scène de neige à la fin). Dans ce rêve d’harmonie au cœur du désordre, il n’oublie jamais d’être réaliste. D’ailleurs, le réel va s’imposer à ces aimables voleurs, ces invisible people. Pas de conte de fées qui tienne. La société a ses organisations, sa police, ses services[...]
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Écrit par
- René MARX : critique de cinéma
Classification
Média