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UNE ÂME EN INCANDESCENCE (E. Dickinson)

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Emily Dickinson fait partie de ces grands noms qui, avec Poe, Emerson, Thoreau, Hawthorne, Melville ou Whitman, marquent un tournant dans la littérature américaine. Si elle est parvenue si difficilement jusqu'à nous, l'histoire de l'œuvre, indissociable de celle de son auteur, n'y est pas pour rien. Recluse dans la demeure familiale d'Amherst (Massachusetts), n'ayant commerce qu'avec de très rares familiers, Emily Dickinson n'a laissé paraître de son vivant que quelques poèmes dans des revues ou des anthologies. Ce n'est qu'après sa mort qu'un choix de textes fut publié, en 1890. Et il fallut attendre 1955 pour que paraisse, par les soins de Thomas H. Johnson, une première édition intégrale des poèmes. Cette dimension posthume de l'œuvre n'est pas sans créer une difficulté quant à son appréhension globale : on est ici en présence d'un volume de textes considérable (1 775 poèmes recensés), qui vont de 1850 à 1886 sans être scandés par une suite de titres singuliers qui en rythment l'évolution. Dès lors, le seul parti, hors la traduction intégrale, semblait être celui de la sélection, comme ce fut le cas, ces dernières années, pour les éditions dues à Philippe Denis, Patrick Reumaux et, déjà, Claire Malroux. L'intérêt d'Une âme en incandescence (Corti, 1998) est de proposer une troisième voie, en s'appuyant cette fois, sinon sur des recueils au sens strict du terme, du moins sur les cahiers cousus où, à partir de 1858, Emily Dickinson rassembla et transcrivit une partie de sa production éparse – manière d'imprimer un ordre non chronologique à ce qui ne pouvait se matérialiser sous forme de livre. Au nombre de quarante, ces liasses de feuillets percés et reliés par un fil couvrent une période qui s'étend jusqu'aux années 1870. Dans sa belle et fidèle traduction, Claire Malroux a privilégié la période des années 1861-1863 qui, dans une œuvre parcourue de silences, constitue un moment de création majeur.

On l'a dit, l'existence d'Emily Dickinson fut des plus retranchées, et ce retrait, vécu comme un sacrement mais aussi dans l'angoisse, constitue le cœur de l'œuvre. Rien ne serait plus faux cependant que de voir en elle, à l'instar de ce que fit Claudel pour Rimbaud, une autre « mystique à l'état sauvage ». Si elle ne se montra guère, Emily Dickinson entretint une correspondance qui témoigne de sa passion pour Shakespeare, Elizabeth Barrett Browning, les sœurs Brontë – et surtout la Bible, avec une préférence marquée pour l'Apocalypse. Empruntant à la ballade comme au cantique, la trame du poème garde trace de ces lectures : elle sait aussi les consumer dans la discontinuité de ses rythmes, l'inventivité de ses images, l'originalité de son attaque. Le résultat : dans un premier temps, une poésie toute d'éblouissement, comme si l'incandescence à laquelle fait allusion le titre du recueil n'était rien d'autre que celle de la vie révélée à elle-même. Jusque dans ses ruptures, ses vocables enchâssés entre les tirets qui à la fois rassemblent et disjoignent les différentes parties du poème, nous voyons la parole sortir de soi, se dépouiller de sa signification proprement humaine pour rejoindre le plus simple et s'évanouir en lui. Passion du dehors qui pourrait facilement, si forte est la dimension religieuse de cette œuvre, se résoudre en « cantique des créatures », en hymne à l'infime : pétales de fleur, papillons, abeilles.

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Pourtant, la participation, à travers le langage, au monde créé par Dieu ne saurait délivrer le sens ultime de cette œuvre, pas plus qu'elle ne se réduit à l'illumination du banal que professaient Emerson et le transcendantalisme. Les hymnes à la lumière et à la souveraineté de l'été qu'on trouve chez Emily Dickinson sont parmi les plus bouleversants qui soient, mais comment ne pas voir que chez elle le monde, loin d'être la simple émanation d'une plénitude divine, se révèle théâtre parcouru d'ombres mobiles, fantasmagorie. Notre perception, tout comme l'âme « adorante » si fréquemment invoquée, se trouve confrontée à un cerveau combien plus ténébreux et labyrinthique. C'est ainsi que le paysage familier qui est le cadre constant des poèmes, loin de leur fournir une sûre assise, finit par se révéler un espace peuplé d'absence, un gouffre sans limites, défiant l'impossible circonférence – à la fois frontière et seuil où bée un autre monde – qu'Emily Dickinson tente de dessiner par sa parole même. Ce paysage n'est pas le centre idéal où la créature célébrerait les œuvres de Dieu. En se disloquant, en s'émiettant, en réduisant Dieu au rôle de « Montreur », il annule du même coup la certitude que le sujet pouvait avoir de sa propre unité. Dès lors l'inhumain qui habite le langage cesse d'être le signe d'une transparence au monde pour en révéler la pure étrangeté. Dans leur mouvement à la fois enfantin et cérémonieux, les poèmes d'Emily Dickinson nous disent que le monde existe à l'écart de Dieu comme de l'homme, dans un temps qui lui est propre. Depuis cette distance sidérale que reflète « le lointain Théâtre du Jour », que peut être la présence, sinon la conscience obsédante de son effacement ? L'intime, c'est cela : se voir disparaître, se dédoubler dans le corps du poème pour assister à sa propre mort, rejoindre le temps de l'« avoir été » par lequel la réalité de toute biographie se réduit à l'inscription d'un nom sur une tombe, voire au supplice d'un mourir sans fin. Ironie d'Emily Dickinson : l'infime, qui se confondait avec l'éclat du réel, vient en contresigner l'éclipse :

« J'entendis bourdonner une Mouche – à ma mort – / [...] Un incertain, trébuchant – Bleu Bourdonnement –/ Entre la lumière – et moi/ Alors les Vitres se dérobèrent – alors/ La vue me manqua pour voir. »

On est là, sans aucun doute, aux antipodes de la méditation sur le Jugement dernier et sur le paradis qui parcourt tant d'autres poèmes. Précisons cependant que ces deux « postulations » ne se succèdent pas dans l'œuvre, comme le feraient les termes d'un raisonnement logique. Elles coexistent plutôt, lui donnant sa tension et faisant en sorte que le seuil si souvent approché puisse se dévoiler tour à tour comme familiarité avec l'invisible, promesse d'éternité, horreur ou folie. Cette oscillation continuelle trouve son écho dans l'adresse du poème. Jouant de l'ambiguïté des pronoms personnels, multipliant les « he », « it », « that » dont le référent demeure caché (Dieu, le Christ, un amant idéalisé), mêlant le sacré et le profane (d'une manière plus sensible encore dans Les Lettres au Maître traduites par Claudine Prache aux éditions Cazimi, 1997), Emily Dickinson accentue volontiers le caractère allusif de ses poèmes pour en faire de troubles allégories. Oblique, son œuvre semble tout entière écrite en marge de la première Épître de Paul aux Corinthiens : « Aujourd'hui, certes, nous voyons dans un miroir, d'une manière confuse, mais alors ce sera face à face. »

— Gilles QUINSAT

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