UNE ANTHROPOLOGIE DU JAZZ (J. Jamin et P. Williams)
Le titre de l'ouvrage ne surprendra pas les amateurs de be-bop : Anthropology est l'une des grandes compositions de Charlie Parker et Dizzy Gillespie. Patrick Williams rappelle à ce propos l'étroite relation qu'entretient ce morceau avec I Got Rhythm de George et Ira Gerschwin, évoquée par un titre présent dans le premier enregistrement de Parker, Thrivin' From A Riff. Le co-auteur du livre s'interroge alors sur le changement de titre, évoque plusieurs pistes en insistant sur la dernière : peut-être « faut-il prendre ces intitulés à la lettre et voir, par exemple, dans Anthropology une analyse critique des valeurs et des formes véhiculées par l'air à succès qu'était I Got Rhythm ? » Peut-être. Mais les auteurs d'Une anthropologie du jazz (éd. du C.N.R.S., 2010), s'ils sont incontestablement ethnologues de métier, ne vont pas se contenter d'appliquer ce geste parkerien, incontestablement salubre, à leur objet. Cet ouvrage « épatant » – aurait dit Jean Paulhan – est en fait une authentique histoire du jazz revisitée par et grâce à l'anthropologie. Les deux chercheurs ont consacré à la question un séminaire tenu à l'E.H.E.S.S. pendant une dizaine d'années. On fit venir des musiciens, on compara des versions (entre elles, avec les « standards » et/ou les morceaux de variété originaux), on publia dans L'Homme, revue dirigée par Jean Jamin, un certain nombre de résultats. Le livre reprend certains de ces textes et transmet indubitablement un savoir, mais surtout une vision du monde, une conception très déliée des relations entre haute et basse culture, une analyse politique critique et radicale – et tout un pan de l'histoire humaine.
Le regard est français, savant, et plutôt littéraire. Le premier point est d'importance. Comme ce fut le cas pour le cinéma hollywoodien, joujou du pauvre passionnément aimé en France par les intellectuels, les poètes et les fous (on ne les appelait pas encore les cinéphiles), le jazz s'acclimata fort bien de ce côté-ci de l'Atlantique. Les premiers vrais connaisseurs étaient français et l'accueil si enthousiaste réservé aux jazzmen américains à partir des années 1920 conduisit par la suite certains d'entre eux à s'installer à Paris. Un autre transfert culturel réussi, en quelque manière, mais qui ouvre la réflexion à ce travail sur les passages, les variations et les reprises – thématiques éminemment jazzistiques – qui sont désormais à considérer dans toute leur ampleur. La fin du livre est à cet égard d'un très grand intérêt. Patrick Williams, grand spécialiste du sujet, évoque le jazz manouche à travers la figure de Django Reinhardt, mais aussi au-delà, à travers ses ramifications tant en France et en Belgique qu'en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en Scandinavie et même aux États-Unis. Cette musique devint mare gilia (« notre musique ») pour les manouches qui purent désormais s'identifier à une création originale, indubitablement liée au jazz et à la figure de Django, et cependant ancrée d'elle-même si profondément dans une communauté qu'elle paraît en être une émanation.
Ce paradoxe est loin d'être isolé, comme le démontrent deux chapitres signés par Jean Jamin. Le premier, « Au-delà du Vieux Carré » se présente comme un ensemble de « considérations sur la réception et la diffusion du jazz en France ». Il s'agit en fait de la synthèse la plus claire, la plus vivante et la plus productive consacrée au transfert culturel évoqué plus haut. D'un après-guerre l'autre, des émissions de radio (« Pour ceux qui aiment le jazz ») aux sociétés plus ou moins savantes, aux clubs (hot ou cool), aux festivals et aux revues, Jean Jamin sait se faire l'historien de tout ce qui a pu produire le discours français sur le[...]
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Écrit par
- Marc CERISUELO : professeur d'études cinématographiques et d'esthétique à l'université de Paris-Est-Marne-la-Vallée
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