UNE AUTRE VIE, Derek Walcott Fiche de lecture
Dans cette longue suite poétique qu'est Une autre vie (Another Life), Walcott (1930-2017) réinvente le monde de ses origines sur l'île antillaise de Sainte-Lucie. Ne percevant pas dans son environnement immédiat la possibilité de développer ses talents créateurs, le jeune garçon recherche ses modèles dans les livres d'art et chez les écrivains de l'antiquité avec le sentiment de vivre par procuration, à travers des représentations appartenant à un autre monde, plus « réel ». Aliéné par ce complexe colonial, déchiré entre l'Europe, perçue comme source de toute culture, et son pays natal qu'il aspire à faire exister sur la page blanche du poème, tel Adam dans la Genèse, il entreprend la tâche épique de « donner leur nom aux choses ». Walcott se lance dans cette reconstruction autobiographique, tout en sachant qu'il court le risque de mettre en scène une « taxidermie romantique » plutôt que de véritables héros. Mais son « signe [est] Janus » ; il « [voit] avec deux têtes » et « tout ce [qu'il dit] trouve sa contradiction ». Néanmoins, il tient à faire revivre cette flamme de jeunesse, cette illumination poétique qu'il compare à l'éclair frappant Saul sur le chemin de Damas.
Le Livre ouvert du souvenir
Tout commence dans un espace caraïbe archétypal : « Vérandas, où les pages de la mer/ sont un livre laissé ouvert par un maître absent/ au milieu d'une autre vie ». Au fil des chapitres se construit le monde foisonnant et parfois cocasse du petit peuple antillais, un univers structuré par la figure maternelle et l'ami intime, Gregorias, peintre autodidacte grisé par son art et par le rhum qu'il consomme sans modération. Le poète et son ami considèrent alors qu'ils sont « la lumière du monde ». Se détache aussi l'image d'Anna, l'amour de jeunesse, « Anna des longs flamands chancelants,/ du sel âpre qui s'attarde dans l'erse/ du sourire du baigneur ». La surface du souvenir « se ride comme peinture ». Ne subsiste « qu'une douleur si vivante/ que toucher chaque arête de cette maison aiguise le cri/ des nerfs brûlants ». Mais « [c]es morts, ces épaves,/ cet alphabet des émaciés,/ c'étaient les étoiles de ma mythologie ».
Né dans un monde dont l'histoire a été confisquée par les colonisateurs esclavagistes, le poète scrute le paysage pour y déceler les traces du passé. L'océan renferme les « archives » de cette mémoire, les restes des milliers d'esclaves morts pendant le « passage du milieu ». Walcott revit l'émotion de l'enfant qui, portant un coquillage à son oreille, « n'entend rien, entend tout/ ce que l'historien ne peut entendre, les hurlements/ de toutes les races qui ont franchi les océans ».
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Écrit par
- Jean-Pierre DURIX : professeur émérite, université de Bourgogne, Dijon
Classification
Média
Autres références
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WALCOTT DEREK (1930-2017)
- Écrit par Jean-Pierre DURIX
- 1 674 mots
- 1 média
Une autre vie (Another Life, 1973), long cycle autobiographique, commence sur la véranda d'une maison coloniale où « les pages de la mer / sont un livre ouvert par un maître absent / au mitan d'une autre vie ». Le poète déplore que personne n'ait encore écrit les paysages de son enfance : « Des générations...