UNE EXCEPTION ORDINAIRE (A. Bancaud)
Tandis que les études d'histoire judiciaire se multiplient sur les avocats, le parquet, la justice politique et les grandes affaires, la magistrature, dans son ensemble, à condition d'excepter la grande fresque, volontiers hagiographique, publiée par Marcel Rousselet en 1957, restait un angle mort de cette recherche. La visée d'Alain Bancaud, dans Une exception ordinaire. La magistrature en France (1930-1950), paru chez Gallimard (Paris) en 2002, consiste à aller au-delà d'une simple étude de la profession en saisissant à la fois la spécificité de la période et les caractéristiques de la magistrature. Certes, le sujet du régime de Vichy y est privilégié, mais il est toujours envisagé à l'aune du legs républicain et de l'héritage qu'il laisse à la IVe République. L'inscription dans la durée sociologique met ainsi de côté le jugement moral sur la « trahison des juges » qui ont tous, sauf Paul Didier, prêté serment au maréchal Pétain, servi l'État français, jugé et condamné des résistants, pour ensuite, à la Libération, juger les collaborateurs dans le cadre de l'épuration. Pour autant, ne traiter que des « années noires » ne conduit pas toujours à délaisser les continuités et les permanences et à ne voir dans l'action de la magistrature sous Vichy qu'une parenthèse, comme l'a montré une autre étude remarquable, Le Conseil d'État et Vichy : le contentieux de l'antisémitisme, de Philippe Fabre (Publications de la Sorbonne, Paris, 2002).
L'approche retenue consiste donc à s'attacher à la tradition étatique et à la culture professionnelle des magistrats, perçus et représentés comme des serviteurs de l'État. Si l'écume de l'histoire n'est pas négligée, le livre d'Alain Bancaud ne se réduit pourtant pas à une simple histoire événementielle qui suivrait pas à pas la trame des jours. À partir d'un travail en profondeur sur les archives du ministère de la Justice, l'ouvrage s'attache aux grands principes d'organisation et aux « habitus judiciaires » de la magistrature : le style et le costume, l'art de dire le droit, la sacralisation de l'autorité, le moralisme « purificateur », le culte du légalisme formel, l'honneur rendu aux « vertus sans éclat », la culture d'obéissance du parquet et bien d'autres aspects encore. Si le livre saisit « l'âme des juges », il n'est pas question pour autant d'évacuer les différences entre la République et le régime de Vichy qui résident en particulier dans la capacité de la première à contenir puis à abolir l'exception judiciaire.
Ni traître ni résistant, ni collaborateur ni insoumis, le magistrat est avant tout le personnage de l'entre-deux. Il applique la loi, mais il tente de se situer entre des interprétations extensives et restrictives de la loi. Davantage que d'autres corps, les magistrats ont cherché à lire la situation présente à la lumière de leur tradition, de leurs rites, de leur vision du monde, de leur origine géographique et sociale. Près de 90 p. 100 des magistrats sont nés en province et près de 40 p. 100 d'entre eux appartiennent, de par leur famille, à la « société judiciaire » au sens large : avoué, professeur de droit, greffier, huissier... Les prêtres de Thémis sont donc des « juges trop ordinaires » qui ne remettent jamais en cause la légalité du régime de Vichy. L'essai d'Alain Bancaud permet ainsi de dévoiler un « travail politico-juridique inapparent » à l'œuvre. La justice rend en effet visible « l'interdit de la loi qu'elle dépolitise en intérêt supérieur ». Les magistrats ne changent pas radicalement, ils continuent à faire ce qu'ils ont toujours fait. Au nom de la défense des intérêts supérieurs de l'État, le régime de Vichy entend mettre au cœur du dispositif l'intimidation par l'entremise[...]
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Écrit par
- Frédéric CHAUVAUD : professeur d'histoire contemporaine à l'université de Poitiers
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