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UNE SAISON DE MACHETTES (J. Hatzfeld)

« Nous connaissons mieux les victimes, nous les avons écoutées, alors qu'il ne nous reste presque rien des bourreaux, constatait un jour l'écrivain biélorusse Svetlana Alexievitch. Ils ont dissimulé et laissé sous scellés dans leurs archives secrètes l'expérience la plus importante du siècle passé. » C'est un pan de ces « archives secrètes » que met au jour Jean Hatzfeld dans Une saison de machettes (Seuil, Paris, 2001) : il y fait entendre les propos d'un groupe de tueurs du génocide rwandais rencontrés au pénitencier de Rilima, dans la région de Nyamata, là même où se situait déjà, en 2000, Dans le nu de la vie, recueil de récits de rescapés du génocide, édité dans la même collection. Dans ces collines, au printemps de 1994, cinq Tutsi sur six ont été tués en moins de six semaines.

Avec leur conscience à vif, les rescapés parlaient une langue de génie. Force est de reconnaître que les tueurs, dans leur inconscience d'une étanchéité terrifiante, parlent eux aussi, à leur insu, une langue de génie. Leur absence quasi totale de remords, et même de trouble, glace le sang ; mais, en levant l'autocensure qu'impliquerait forcément le remords, elle est aussi ce qui fait de cette Saison de machettes un document unique, un coup de sonde dans l'insondable. Le travail mené par Jean Hatzfeld initie la nécessaire réflexion sur le génocide rwandais, presque dix ans après les faits, et la relie à l'étude de ceux qui l'ont précédé.

Qu'est-ce qu'un génocide ? À en croire les dix tueurs qui parlent dans ces pages, la réponse est simple : un travail. Ils disent tous : « le boulot ». Un boulot qualifié tour à tour de « salissant », d'« agité », mais un boulot – dont les pillages constituent le salaire. Un boulot avec des horaires : le matin, vers neuf heures, tous les hommes se rassemblent sur le terrain de football, puis ils descendent dans les marais traquer et tuer à la machette les Tutsi, hommes, femmes et enfants, qui y sont terrés, « jusqu'au sifflet de fin de travail ». Un boulot avec une hiérarchie : les miliciens hutu, les interahamwe, qu'ils appellent leurs « encadreurs ». Pour manquer le travail, il faut une bonne excuse : « Si tu étais souffrant », « si tu demandais ta journée », « tu devais fermement t'expliquer ». Un boulot avec des heures supplémentaires : « On devait faire vite, on n'avait pas droit aux congés, surtout pas les dimanches », dit Elie. Après le labeur, vient le moment du repos et du loisir, en famille ou entre amis : « On conversait de notre bonne fortune, on savonnait nos salissures de sang dans la cuvette, on se réjouissait les narines devant les marmites », se souvient Alphonse. L'instrument utilisé, la machette, est celui que ces hommes, cultivateurs pour la plupart, ont l'habitude de manier. Un génocide, fait remarquer Jean Hatzfeld, calque toujours ses méthodes sur les mécanismes de production de la société où il a lieu.

Pendant quelques semaines, le meurtre devient la norme. Le génocide ne rompt pas avec l'ordre social : il le porte à son paroxysme. Adalbert, qui a été chef interahamwe, légitime ainsi cette promotion : « Auparavant j'étais chef de la chorale de l'église. » Ces hommes n'ont pas d'existence individuelle : ils ne sont capables que d'être les membres d'un groupe. Et c'est seulement en tant que tels, d'ailleurs, qu'ils peuvent parler : Hatzfeld se rend vite compte que, lorsqu'il les interroge à la deuxième personne du singulier, ils se mettent à mentir et à nier sans vergogne, alors que, lorsqu'il utilise la deuxième personne du pluriel, ils racontent sans réticences les massacres auxquels ils se sont livrés. Aucun ne semble avoir même imaginé qu'il pourrait, sinon s'opposer à la barbarie, du moins s'abstenir, autant que possible, d'y participer. Joseph-Désiré[...]

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