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UNE VIE FRANÇAISE (J.-P. Dubois) Fiche de lecture

Est-ce parce que l'univers de Paul Blick est si proche du nôtre, que cette « vie française » nous accompagne et nous hante, le livre refermé ? Une vie assez longue, il est vrai, pour que chacun y trouve une part de soi-même, un écho à ses propres souvenirs : des routes bordées de platanes des années 1960 à la canicule de l'été 2003, de l'exécution de Christian Ranucci à l'élection présidentielle de 2002. « Je me souviens… », écrivait Perec. Il faut pourtant aller plus loin, pour comprendre la « prégnance » des mots et des images. La première tentation est intellectuelle : dénoncer l'identification forcée à un tel paysage mental que produit la lecture d'Une vie française (Éditions de l'Olivier, 2004) ou nommer ce curieux objet autobiographique « autofiction ». Ou encore, souligner la virtuosité de la composition : la chronologie d'une vie divisée en chapitres dont les titres sont les noms des présidents de la Ve République, et la longueur pratiquement proportionnelle à la durée de leur exercice ; relever surtout la fine articulation du privé et du public, de l'individuel et du politique qui éclaire, non sans ironie, un destin personnel, et invite à porter un regard critique sur le monde : « C'est à cette époque que Pierre Bérégovoy se suicida. J'appris la nouvelle en écoutant la radio dans mon laboratoire. Ce jour-là, je développais une série de clichés de taupins, petits insectes besogneux… »

Mais ce narrateur, évitant, selon l'expression de Marie Darrieussecq, « la pratique naïve de l'autobiographie » est aussi un fameux roué (« une certaine rouerie apprise dans les joutes gauchistes et la grande décontraction de l'époque »), dont le cynisme se libère en formules sans appel, brocardant « ces gens d'outre-Atlantique [qui] incarnaient la forme civilisée de la barbarie » ou « le côté pétainiste-bananier […] de ce petit fascisme de proximité » qui caractériserait le gouvernement actuel. Une vie française fait mal, parce qu'elle nous montre du doigt, parce que l'ironie va presque jusqu'à invalider le sens d'une existence qu'il est aisé de tourner en dérision si on se contente de la résumer à quelques événements ou éléments lisibles.

Il faut, décidément, aller plus loin. Non pas analyser, mais se laisser porter par l'émotion. Elle vous submerge dès l'ouverture, avec le récit de la mort du grand frère, aux insondables remous, car le retour de son évocation ébranle en nous aussi « l'énorme bloc de chagrin qui depuis, dix-huit ans, reposait en équilibre instable sur nos têtes ». L'écriture, ici lyrique, relie les vies entre elles : Une vie française n'est pas celle du seul Paul Blick ; d'autres personnages, pour fictifs qu'ils soient, ne laissent pas d'exister discrètement – et non en continu – dans une mystérieuse autonomie : la mère, la femme, la maîtresse, voire, plus furtivement, le psychanalyste. Plus troublante encore, et qui nous éloigne de la pure identification, l'empreinte littérale, dans quelque zone cérébrale ou cordiale, d'un certain rythme, d'une musique, de la phrase ou du seul signifiant. Elle se marque d'abord par une sorte de pathologie de Paul Blick, un « tic étrange » qu'il évoque au premier quart du livre : « Il s'agit d'une fixation involontaire de mon esprit sur un nom propre que je peux mentalement répéter sans vraiment m'en rendre compte pendant plusieurs jours, des semaines, des mois, voire, pour certains, des années. » Cette « rumination de l'esprit » a peut-être généré l'écriture d'un roman dont les noms propres de fiction, en contrepoint des noms propres réels – à commencer par ceux des présidents de la République – produisent à leur tour un effet de persistance mentale : Anna Villandreux, Grégoire Elias, Laure Milo, Jacques-André Baudoin-Lartigue,[...]

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Écrit par

  • : ancienne élève de l'École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, maître de conférences à l'université de Poitiers

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