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UNE VIE, Guy de Maupassant

Un destin de femme

Maupassant a choisi pour son roman, situé dans un décor et un milieu qui lui sont familiers (la Normandie et son aristocratie provinciale) et qui nourriront une bonne partie de son œuvre, un titre sobre et explicite. C'est bien en effet du récit linéaire d'une vie plutôt ordinaire, bien peu « romanesque » en somme, qu'il s'agit : celle de Jeanne de Lamare, née Le Perthuis des Vauds, de la jeune fille tout juste sortie du couvent jusqu'à la grand-mère, prématurément vieillie, trente ans plus tard. Si le livre se clôt non sur la mort de l'héroïne, mais sur sa possible renaissance, les quatorze chapitres n'en retracent pas moins, après les espérances du début, une inexorable succession d'échecs et de désillusions, comme épouse (abandonnée et trompée), comme amie (trahie), comme mère (délaissée et exploitée). Inexorable, car le calvaire de Jeanne présente tous les traits d'une implacable fatalité, avec ses présages (la tapisserie représentant la légende de Pyrame et Thisbé), ses jeux d'échos (les promenades, les rêveries nocturnes, les personnages doubles...), sa symbolique (la pendule, le calendrier, le chien, etc.) et l'omniprésence de la mort qui rôde.

Avec son article indéfini à valeur généralisante, le titre suggère également que la trajectoire particulière de Jeanne n'est qu'un exemple de la destinée de bien des femmes à cette époque. En cela, Maupassant s'inscrit dans la filiation des romanciers réalistes et naturalistes : avant lui, Balzac,les frères Goncourt, Zola, et bien sûr Flaubert, se sont en effet, parmi d'autres, penchés sur l'injustice de ce qu'on n'appelait pas encore la « condition féminine ». Certains motifs en sont bien connus : l'éducation des filles au couvent, dans une ignorance à peu près totale de la vie réelle, qui, en les prévenant des dangers de l'amour et des hommes, ne fait qu'entretenir leur naïveté tout en aiguisant leurs désirs et leurs fantasmes ; le mariage, ensuite, qui les fait passer d'un esclavage à l'autre, en les condamnant à mener une existence terne d'épouses soumises, souvent exploitées et généralement trompées ; la maternité, enfin, rôle auquel elles se trouvent assignées, parfois pour le meilleur, unique source de joie ; souvent, comme ici, pour le pire, cause d'un surcroît de déception et de malheur.

On reconnaîtra sans peine dans ce qui précède bon nombre des traits de Madame Bovary. C'est que le Maupassant d'Une vie, plus sans doute que celui des œuvres suivantes, doit énormément à l'influence de Gustave Flaubert, son ami et mentor, qu'il admire et qui ne cessera de lui prodiguer ses conseils. Loin de l'approche biologisante des milieux sociaux autant que du souffle épique d'un Zola, c'est dans les préceptes flaubertiens que Maupassant se reconnaît : « livre sur rien » lui aussi, Une vie retrace ainsi sans guère de péripéties romanesques l'existence décevante d'une héroïne résignée. Tout ici respire au fond la médiocrité : Julien n'atteint pas le machiavélisme cynique du Georges Duroy de Bel-Ami,et l'auteur refuse même à son héroïne la fin tragique que connaît Emma Bovary.

Pour rendre ce sentiment de fatalité et de déréliction, Maupassant privilégie l'imparfait cher à l'auteur d'Un cœur simple, ce temps de la répétition propre à rendre la monotonie des jours et des mois sans saveur. Il recourt aussi au réalisme subjectif de Flaubert, lui-même hérité de Stendhal, avec le procédé de la focalisation interne – et son corollaire, le style indirect libre –, en adoptant surtout le point de vue de Jeanne. Or, ce choix, loin d'ouvrir la voie au romantisme et au pathos, produit une écriture distante, impassible, et souvent ironique,[...]

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