UNIVERS, UNIVERS (R. Jauffret) Fiche de lecture
Né à Marseille en 1955, Régis Jauffret a publié dix romans dont Fragments de la vie des gens (2000), Promenade (2001) et Les Jeux de plage (2002). Univers, univers (Verticales, 2003) laisse le lecteur partagé entre enthousiasme et perplexité. Est-ce un grand livre, ou une simple performance romanesque ? Une fumisterie, au sens d'humour à froid qui lui a été conféré par des écrivains comme Alphonse Allais, ou une version postmoderne de Madame Bovary ? En tout cas, le roman n'a pas laissé indifférent. Il vit désormais sa vie dans l'univers des librairies, soigneusement classé dans le rayon réservé aux livres atypiques.
Univers, univers est un roman paradoxal dont les six cents pages se résument en un argument simple : une grande bourgeoise reçoit. Elle attend le retour de son mari (propriétaire d'une agence qu'il veut vendre) et l'arrivée de ses invités en surveillant la cuisson d'un gigot. Il n'est pas nécessaire d'avoir lu Le Cru et le Cuit de Claude Lévi-Strauss pour goûter ce roman. Certains auront de l'appétence pour le côté replet du volume, d'autres auront l'impression d'être tombés sur un os. On pourrait imaginer beaucoup de justifications à l'écriture de cet ensemble assez flaubertien : « un livre sur rien », mais qui aurait basculé, par une redoutable équation philosophique, en un livre sur tout, en une « histoire de rien du tout » ; une exploration des clichés de l'idéologie moderne : un emboîtement de constructions verbales porté à l'infini…
Ironique, l'auteur avait prévenu le lecteur : « Fermez ce livre, à la rigueur ouvrez-en un autre, un de ceux qui vous apprendront quelque chose, qui vous transmettront une technique, qui essaieront de vous donner une image exacte de l'histoire de l'humanité, du système solaire, de l'appareil reproducteur de l'huître et de la chèvre. Ici, rien à apprendre, le désert, un ruban de mots comme une piste sans fin, sans but, qui ne mène nulle part, et qui s'achèvera sans doute comme elle a commencé, dans la muflerie et le ricanement. » Qu'il est facile d'écrire des contes disait Diderot, imitant Sterne et Rabelais, avant d'être lui-même suivi par Charles Nodier. Comme dans L'Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, où l'on apprend bien peu de choses des sept châteaux en question et encore moins du monarque, Univers, univers est un roman excentrique. Une folie verbale, une hystérie narrative qui court sur six cents pages.
Imaginons une cuisine, de celles que la haute technologie invente avec modules, encastrement, thermostat, cadrans digitaux. Et une femme, car il faut toujours une femme dans une cuisine, de préférence élégante et désirable. Voilà la réalité de référence. Quant au temps, Joyce, avec Ulysse, avait consacré huit cents pages à raconter la journée de Léopold Bloom. Régis Jauffret, lui, réduit à quelques minutes la durée objective de l'action. Que faire pendant cet intervalle de temps, sinon ruminer son inexistence ? Cette femme, « qu'elle se nomme Bénédicte, Solange, Philippine ou Manon », va donc s'inventer des vies parallèles, et, comme on jette à chaque fois les dés, ravaudant constamment une biographie minuscule dont, en fin de compte, le lecteur ignorera laquelle est la vraie. « Elle se rend compte que ce gigot n'est pas le centre de son univers. Elle peut s'attribuer assez de valeur pour décider que toute réalité converge vers sa conscience et qu'elle est à même de la traiter sans avoir besoin d'autre appui qu'elle-même. » Sa vie devient une succession de scénarios, du « sitcom » au « fait-divers », et l'existence une cabine d'essayage. Au fil de ces innombrables « exercices de style », elle endosse le « faux air de renard » et « les grosses jambes » de Chloé Moirret, imagine être née dans une ferme ou devenir « tout un bataillon de[...]
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Écrit par
- Jean-Didier WAGNEUR
: critique littéraire à la
N.R.F. et àLibération
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