UNIVERSAUX, linguistique
Article modifié le
Plus de six mille langues sont parlées à la surface du globe. Historiquement apparentées ou non, selon les cas, elles n'en sont pas moins toutes différentes. Pourtant, ces différences ne constituent pas des barrières infranchissables, puisqu'il est possible d'apprendre une langue étrangère ou de traduire d'une langue à l'autre. L'exercice du langage doit donc mettre en jeu des universaux transcendant les différences entre les langues particulières. La quête de ces universaux constitue l'une des questions récurrentes de la linguistique : l'enjeu est d'appréhender l'unité du langage derrière la diversité des langues particulières, tout en reconnaissant la spécificité de chaque système linguistique.
Sur le plan biologique, la faculté de langage est un universel : elle est partagée par tous les humains et participe de leur programme génétique. De plus, elle est spécifique de l'espèce humaine : aucun autre animal n'est doué de parole. Mais cette faculté s'actualise, pour chaque humain, dans une ou plusieurs langues particulières, qui constituent autant de systèmes spécifiques. Sur le plan culturel, tous les humains partagent certaines expériences communes (avoir un corps, manger, dormir, souffrir, aimer...), que la langue permet d'exprimer et de communiquer, en offrant les moyens de parler des objets, des êtres et des situations du monde, réel ou imaginaire. Reste que, d'une langue à l'autre, ces moyens diffèrent.
Chargé de décrire les langues en tant que systèmes, le linguiste est donc confronté d'emblée aux différences. Le statut qu'il va leur accorder, dans la quête des universaux, dépend du cadre théorique dans lequel il se place.
Le débat sur la relativité linguistique
Jusqu'au début des années 1960, c'est surtout sur la diversité et la spécificité des langues du monde que s'est portée l'attention des linguistes, aussi bien outre-Atlantique qu'en Europe. Aux États-Unis, la célèbre hypothèse dite de la « relativité linguistique » a été avancée dans le cadre des travaux sur les langues amérindiennes effectués par les ethnolinguistes. Cette hypothèse, à laquelle s'attachent les noms d'Edward Sapir (1884-1934) et de Benjamin Lee Whorf (1897-1941) et qui a donné lieu à force débats et controverses, postulait que les catégories les plus fondamentales de la pensée (comme celles de temps et d'espace), dont la réalisation varie d'une langue à l'autre, seraient en quelque sorte informées par la langue. La langue d'une communauté donnée organiserait donc l'appréhension que cette communauté a de la réalité et la représentation qu'elle se fait du monde. Selon une version caricaturale de la position de Whorf, qui revient à le situer indûment dans la lignée des disciples allemands de Wilhelm von Humboldt, les différences entre les langues entraîneraient inéluctablement des différences de structuration intellectuelle et affective, des « visions du monde » irréductibles.
En fait, les vues de ces deux précurseurs, que des relectures récentes ont contribué à éclairer et à réhabiliter partiellement, étaient beaucoup plus subtiles que ne le laisse entendre une telle caricature. Selon eux, les processus linguistiques participeraient d'opérations cognitives situées au cœur de l'activité conceptuelle des humains. Mais ces processus n'opéreraient pas de façon arbitraire sur des données d'expérience indifférenciées : ce seraient des élaborations secondes, venant travailler des données déjà structurées par la perception – données qui constitueraient une base commune pour la référence. Il existerait donc des configurations d'expérience universelles, sur lesquelles opéreraient de façon variable des schémas linguistiques de classification et de catégorisation. B. L. Whorf distinguait ainsi les « isolats d'expérience » (abstraits à partir des données perceptuelles, elles-mêmes élaborées par l'interface entre l'organisme et le reste de l'environnement, sur la base d'invariances biologiques) et les « isolats de sens » (ceux des traits d'expérience qui sont rendus opératoires en construisant du sens et qui peuvent être, selon les cas, socialement et culturellement acquis ou purement personnels). Construire du sens reviendrait alors, pour une langue comme pour un individu, à abstraire sélectivement à partir de l'expérience certains schémas saillants ou cohérents. Autrement dit, ce qu'il s'agit d'exprimer linguistiquement serait une réalité déjà structurée, constituée selon les mêmes principes psycho-physiologiques pour tous les humains ; mais les langues conceptualiseraient de manière différente ces données d'expérience, en lien avec la diversité des cultures. En définitive, chaque communauté linguistique sélectionnerait de manière distinctive des isolats d'expérience et leur donnerait du sens partagé.
La relativité linguistique serait ainsi à relier, non pas à un scepticisme philosophique qui enfermerait chaque communauté linguistique dans une vision du monde irréductiblement spécifique (« à chaque langue sa vérité, c'est-à-dire sa conception du monde »), mais bien plutôt au principe de relativité en physique, où la position de l'observateur dans l'espace modifie sa vision de l'objet observé (« à chaque langue sa position d'observation sur la réalité »). En témoigne cette affirmation de Sapir : « Le passage d'une langue à une autre est parallèle, psychologiquement parlant, au passage d'un système géométrique à un autre. » Selon lui, le monde environnant auquel il est fait référence est le même pour les différentes langues : le monde de points est le même, pourrait-on dire, dans les divers cadres de référence. Mais la méthode formelle d'approche de l'élément de l'expérience à exprimer (de même que la méthode d'approche d'un point donné dans l'espace) est différente, de sorte que l'orientation ressentie ne peut être la même d'une langue à l'autre, pas plus que d'un cadre de référence à l'autre. Des ajustements formels différents doivent donc être opérés, et ces différences ont chacune des corrélats pour la pensée.
En Europe, l'essor naissant de la linguistique s'est également signalé, bien que dans une perspective toute différente, par le privilège accordé à la variabilité qui existe entre les langues. « Rien n'est proprement linguistique qui ne puisse différer d'une langue à l'autre » : cette affirmation d'André Martinet (1908-1999) explique que, pendant plusieurs décennies, les linguistes issus de cette tradition structuraliste se soient attachés à étudier chaque langue comme un système spécifique, évitant par prudence méthodologique de postuler l'existence de quelconques catégories, structures ou contenus universels. Dans cette perspective, seule était admise l'existence de quelques universaux très généraux, relevant des conditions même de fonctionnement de toute langue. Par exemple la propriété de « double articulation » du langage, c'est-à-dire l'organisation hiérarchique, à laquelle obéissent toutes les langues, en deux niveaux d'unités : d'une part, les unités distinctives ou phonèmes, et, d'autre part, les unités significatives ou morphèmes. Ou encore, dans le domaine de la phonologie, l'existence de traits distinctifs binaires qui se composent (de façon diverse selon les langues) pour constituer un inventaire limité de phonèmes (entre 10 et 70, selon les langues).
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Catherine FUCHS : directrice de recherche émérite au CNRS
Classification
Autres références
-
LANGAGE ACQUISITION DU
- Écrit par Michèle KAIL
- 4 953 mots
- 3 médias
...linguistique et a durablement influencé les travaux des psycholinguistes. Selon Chomsky et ses disciples, l’enfant aurait une connaissance innée de la grammaire universelle (GU), constituée par des « principes », des propriétés invariantes très structurées (les universaux) et des « paramètres » qui rendent... -
CATÉGORIES
- Écrit par Fernando GIL
- 6 073 mots
...phonologiques), qui élargissent le stock syntactique de base. Alors, la syntaxe ne serait pas le seul guide linguistique des théories catégoriales. En second lieu, certaines « formes logiques » constantes, qui sont des invariants véritables, semblent structurer les langues, même s'ils ne sont pas toujours immédiatement... -
CHOMSKY NOAM (1928- )
- Écrit par Jean-Yves POLLOCK
- 4 012 mots
- 1 média
...différences entre langues ne se distribuent pas aléatoirement, mais sont le reflet, dans des domaines en apparence sans liens entre eux, de l'interaction de principes universels et de choix minimalement différents pour la valeur d'un paramètre de la grammaire universelle. Ainsi le français, contrairement... -
DISCOURS PARTIES DU
- Écrit par Robert SCTRICK
- 603 mots
L'étude systématique des différences portant sur les éléments (« parties ») mis en jeu dans le langage réalisé (« discours ») a été entreprise il y a fort longtemps par les grammairiens. C'est déjà pour les Indiens un début d'inventaire structural que d'inventorier le verbe, le nom, les prépositions...
- Afficher les 11 références
Voir aussi