URBANISATION DANS LE MONDE GRÉCO-ROMAIN
Les hommes, leurs racines, leurs dieux
Certes, les monuments urbains font la fierté de la cité et reflètent ses idéaux. Mais les habitants ont aussi un lien religieux très fort avec le territoire. Ils veillent à légitimer la présence du groupe civique vis-à-vis des premiers occupants, hommes et surtout puissances divines, liées au sol et sans l'alliance desquelles la cité ne pourrait subsister. Les dieux et les héros incarnent un paysage, ses richesses, ses sites-refuges et, au premier chef, ses fleuves et ses sources, dispensateurs de toute vie. Souvent, on cherche à associer les dieux indigènes à ceux du panthéon gréco-romain ou, mieux, à les identifier, en les « reconnaissant », à la faveur d'un attribut, d'un détail rituel, d'une épithète analogues. Cela se fait normalement sur des critères purement formels, sans considérations théologiques. « Arès » de Rabba ou Rabbathmoba (en Jordanie, au sud d'Amman) est simplement un dieu arabe « Ar », éponyme de la région qu'il protège et pas spécialement belliqueux (G. W. Bowersock).
De là vient l'importance dans les traditions nationales des scènes qui marquent la prise de possession d'une terre, avec l'accord des dieux. Alexandrie d'Égypte, la première et la plus célèbre des villes auxquelles le jeune conquérant donna son nom, fut fondée avec la caution d'Homère (les vers de L'Odyssée mentionnant Pharos reviennent en songe à Alexandre), selon des formes macédoniennes (on marque avec de la farine les limites de la ville, qui dessinent une cape de cavalier, vêtement national) et avec l'appui d'un signe divin (les oiseaux du lac voisin s'abattent pour picorer toute la farine, annonçant qu'Alexandrie attirera et nourrira force étrangers). Ces détails fixent l'attention des historiens d'Alexandre, Quinte-Curce, Plutarque, Arrien ; seul le géographe Strabon décrit précisément les avantages portuaires du site, qui ont dû être décisifs.
Souvent, au cours d'une chasse, le fondateur abat un fauve qui empêchait les hommes de s'installer sur les lieux ; il affirme sa vertu héroïque en même temps qu'il nettoie le terrain : Séleucos tue un sanglier sur le site de la future Laodicée de Syrie. L'exploit personnel prisé des Macédoniens rejoint ici le geste d'Androclos, le fondateur légendaire d'Éphèse (comme la jeune Laodicée, cette ancienne cité ionienne était protégée par Artémis). En 123 après J.-C., Hadrien mène une grande chasse à l'ours au cœur des forêts mysiennes (nord-ouest de l'Asie Mineure). Mais il ne parcourt pas la contrée pour son seul délassement ; dans les plaines fertiles qui ouvrent de vastes clairières au milieu des montagnes, l'empereur installe des villes qui portent son nom, Hadrianeia, Hadrianoi, Hadrianoupolis où il est honoré comme « Zeus Kynégésios » (Chasseur), Hadrianouthérai (« Chasses d'Hadrien ») qui arbore sur ses monnaies le trophée d'une tête d'ours.
Il est surprenant que des villes fondées en pleine époque historique aient été dotées de légendes d'origine, fantaisistes à nos yeux, qui furent répétées durant des siècles. Deux exemples illustrent ces fabrications récentes, à Nicée et à Nysa/Scythopolis. Nicée, ville nouvelle, fut fondée après 323 sous le nom d'Antigoneia. En 301, Lysimaque lui donna le nom de son épouse, la princesse macédonienne Nicaia. Dans les années 270, le roi indigène de Bithynie, Nicomède, l'annexa à son tour, mais sans changer son nom. C'est après cette annexion, à une date impossible à préciser, que fut imaginée la nymphe Nicaia, chasseresse dévouée à Artémis et subjuguée par Dionysos près d'une source qui est restée presque jusqu'à nos jours un site sacré de la ville. Cette version officielle des origines de Nicée fit oublier l'intermède lysimachéen[...]
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Écrit par
- Pierre CHUVIN : professeur des Universités, université de Paris-X-Nanterre
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Médias