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URBANISME L'urbanisme en France au XXe siècle

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Régions

Les autres villes françaises connaissent au xxe siècle des évolutions contrastées. Les destructions entraînées par les deux guerres mondiales, qui bouleversent l'équilibre d'agglomérations voire de régions entières, constituent un facteur externe fondamental. Les transformations économiques et démographiques de la France contribueront, pour leur part, à augmenter le poids de certaines agglomérations, sans toutefois s'accompagner d'une réelle maîtrise de leur urbanisation ; la reconversion de nombreux sites industriels deviendra alors, elle aussi, un enjeu urbain à la fin du xxe siècle. La création de métropoles d'équilibre à partir des années 1950 et l'accélération de la décentralisation dans les années 1980 tendront enfin à rééquilibrer le rapport entre Paris et les grandes villes françaises, dont le nombre demeure cependant, à l'échelle européenne, exceptionnellement faible.

Les villes françaises avant 1914

Les transformations opérées dans les villes françaises au cours de la seconde moitié du xixe siècle ne peuvent être comparées à celles que connaît Paris à la même époque. Le système mis en place par Haussmann dans la capitale sera tout de même partiellement exporté, sous sa forme la plus emblématique : la grande percée, même si certaines créations sont antérieures aux principales percées parisiennes.

Après le chantier précoce de la rue Impériale à Lyon (1855), plusieurs axes importants voient ainsi le jour, destinés à assainir les quartiers anciens et à relier les lieux majeurs de chaque ville : les rues Thiers et Jeanne-d'Arc à Rouen et la rue de la République à Marseille dans les années 1860 ou, plus tardivement, la rue de Strasbourg à Nantes, percée nord-sud traversant toute la vieille ville (1866-1877, mais prévue dès 1854) et la rue de la République à Orléans, entre la gare et la place du Martroi (1892-1900). Ces réalisations de prestiges, qui sont complétées par la création de places et de monuments importants (la gare à Limoges, l'Opéra à Lille), ne suffisent pas à résorber une insalubrité partout présente ; elles contraignent de surcroît des populations démunies à se déplacer vers les périphéries, dont la structure urbaine ne fait encore l'objet d'aucune législation. C'est notamment pour aider à maîtriser cette urbanisation des faubourgs que la loi Cornudet sera votée en 1919.

La loi Cornudet

La loi de 1919 est précédée de plusieurs projets : le premier est déposé en 1909 par le député Beauquier, avant celui de Jules Siegfried, président de la Ligue d'hygiène urbaine et rurale, alors très impliquée dans le débat sur l'avenir des villes (1912). En 1915, le député Honoré Cornudet adresse un nouveau projet à la Chambre, relatif à l'aménagement, l'embellissement et l'extension des villes françaises. Certains des termes seront modifiés dans le texte de la loi votée le 14 mars 1919, et de nouveau dans celui qui prend effet le 19 juillet 1924. Sont concernées par la loi Cornudet les villes de plus de 10 000 habitants, toutes les communes du département de la Seine, les communes en voie d'accroissement rapide, les stations touristiques et plus spécifiquement balnéaires, enfin les villes présentant un caractère pittoresque ; la loi de 1924 ajoutera celles qui « auront demandé leur assujettissement ». Chacune devra faire l'objet d'un plan d'aménagement, d'embellissement et d'extension, accompagné d'un programme et d'un arrêté municipal, le tout devant être approuvé par la municipalité, par la Commission supérieure des plans de villes nommée par le ministère de l'Intérieur, enfin par le Conseil d'État. Près de deux mille dossiers auront été réalisés en 1940, mais un dixième seulement d'entre eux seront déclarés d'utilité publique. Cet échec global de la planification urbaine est probablement dû à une multitude de stratégies locales, qui conduit de nombreuses municipalités à laisser « dormir » leur plan. La notion d'embellissement tendra pour sa part à disparaître de la formulation des projets.

La reconstruction des régions dévastées

La loi Cornudet fut votée, il est vrai, dans un contexte particulier. Victorieuse mais exsangue, la France devait, avant d'embellir et d'étendre ses agglomérations, reconstruire les villes que les bombardements de la Première Guerre mondiale avait le plus lourdement touchées. Dès 1915, les éléments d'une doctrine urbaine pour la reconstruction sont posés, avec l'ouvrage des architectes-urbanistes Donat-Alfred Agache, Jean-Marcel Auburtin et Édouard Redont, Comment reconstruire nos cités détruites, qui introduit la notion de zonage dans le schéma des villes, mais dont les accents régionalistes trouveront un remarquable écho au sein des projets de reconstruction, notamment dans les zones rurales. Quant aux plus grandes villes, leur renaissance connaît des sorts très variables. Si, à Arras, la Grand'Place est reconstruite à l'identique, pouvait-il en être de même à Reims, dont plusieurs quartiers détruits incitaient à une refonte partielle du parcellaire ? Après la présentation de plusieurs plans pour la reconstruction de la ville à l'exposition La Cité reconstituée (Paris, mai-juin 1916), c'est le projet de l'urbaniste américain George B. Ford, adepte d'un urbanisme plus scientifique qu'esthétique, qui est adopté en 1920. Laboratoire urbain, Reims accueillera également la cité-jardin du Chemin-Vert, l'une des premières du genre, conçue par Jean-Marcel Auburtin (1920-1922).

Naissance d'une profession

Date capitale à plus d'un titre, 1919 consacre également la naissance d'une discipline, avec la création, par décret du 5 septembre, du premier enseignement public d'urbanisme. Celui-ci est assuré par l'École des hautes études urbaines, installée dans les locaux de l'Institut d'histoire, de géographie et d'économie urbaine de la Ville de Paris (aujourd'hui Bibliothèque historique de la Ville de Paris), alors dirigé par l'historien Marcel Poëte. Rebaptisée Institut d'urbanisme de l'Université de Paris en 1924, elle prendra pour enseignants les principaux représentants de l'école française d'urbanisme (Louis Bonnier, Jacques Gréber, Léon Jaussely, Henri Prost), qui orienteront de nombreux étudiants vers des études liées à l'aménagement de la Région parisienne. L'I.U.U.P. contribuera également, en formant des étudiants venus du monde entier, à exporter le savoir-faire de l'école française. Mais qu'est-ce qu'un urbaniste, celui que l'on nomme alors, pour le différencier de l'administrateur ou de l'ingénieur, « homme de l'art » ? Georges Sébille le définissait ainsi en 1939 : « L'urbaniste doit donc être, tout en se préoccupant des questions d'esthétique urbaine et rurale, un sociologue, un économiste, un juriste et un ingénieur informé de toutes les techniques modernes, au moins dans ce qu'elles ont d'essentiel. Il doit aussi, en France particulièrement, connaître la vie des campagnes et les conditions spéciales nécessaires à l'agriculture. Ainsi, les architectes ne sont pas, du fait de leur culture, des urbanistes complets, mais ils sont, mieux que quiconque, préparés à le devenir. »

Un bilan modeste

Désormais pourvue d'un enseignement et d'une législation, la planification urbaine aurait pu connaître, entre les deux guerres, une phase de développement importante. Le bilan demeure pourtant modeste. La difficulté à mettre en application la loi Cornudet et la crise des années 1930 contribueront en effet à ajourner, sine die, la plupart des projets. L'action menée par le maire de Lyon, Édouard Herriot, et par l'architecte Tony Garnier – qui dès 1904 rapportait de la Villa Médicis un projet de Cité industrielle, projet fondateur dans l'histoire de l'urbanisme –, permet certes de doter la ville de grands équipements (abattoirs, hôpital, stade, port industriel) ; pour autant, le tunnel sous la Croix-Rousse, élément clé du système des voies d'accès à Lyon, ne sera pas mis en chantier avant la guerre. Et c'est à Villeurbanne, commune périphérique de Lyon, que l'opération urbaine la plus spectaculaire de l'entre-deux-guerres est réalisée, de manière plus empirique que planifiée : une avenue bordée de gratte-ciel avec, dans l'axe, de part et d'autre d'une place, le nouvel hôtel de ville et le palais du Travail. Les plans de Jacques Gréber pour Marseille et pour Lille (avec Louis-Marie Cordonnier), celui de Sébille pour Nantes ne trouveront pas davantage le temps et les moyens de leur application.

Autres ensembles remarquables pour les innovations typologiques qu'ils contiennent, les « quartiers modernes Frugès » de Le Corbusier à Pessac (1924-1927) ou la cité des Dents-de-Scie de Trappes, par Henri et André Gutton (1926-1931) demeurent des opérations isolées, conçues indépendamment de toute problématique urbaine.

L'urbanisme français s'exporte

L'œuvre que les urbanistes français ne réaliseront pas en France, verra le jour dans les territoires de l'empire colonial, mais aussi dans un certain nombre de pays étrangers. Le Maroc constitue de ce point de vue le champ d'expérimentation le plus fécond. À la suite d'un premier voyage effectué par le paysagiste Jean Claude Nicolas Forestier en 1913, c'est Henri Prost qui, sous la direction du général Lyautey, concevra les plans d'extension des principales villes du protectorat : Rabat, Casablanca, Fez, Meknès et Marrakech. L'expérience marocaine deviendra vite un modèle, dont s'inspire l'administration française en Indochine : en 1923, Ernest Hébrard prend la tête du service central d'architecture et d'urbanisme de Hanoï, ville dont il réalise le plan directeur – Louis-Georges Pineau lui succède en 1930 –, avant d'œuvrer pour Dalat, Saïgon et Phnom Penh. Sur le pourtour méditerranéen, c'est René Danger, auteur en 1935 d'un Cours d'urbanisme et fondateur de la Société des plans régulateurs des villes, qui étudie une quinzaine de plans, notamment pour Alep, Beyrouth et Damas. Auteur d'un projet ambitieux pour l'extension de Dunkerque (1922) qui ne sera pas appliqué, notamment parce qu'il prévoyait des expropriations trop nombreuses, D.-A. Agache sera plus heureux au Brésil, où la municipalité de Rio de Janeiro lui confie, à la fin des années 1920, une étude de « révision de la grande capitale ». Agache s'y installe en 1938 et, jusqu'en 1951, travaille à de nombreux plans de villes. Réunissant les multiples compétences qui, selon Sébille, devaient définir le parfait urbaniste, Agache mais encore Léon Jaussely, auteur d'un célèbre plan pour Barcelone (1904) destiné à assouplir la grille conçue en 1858 par Ildefonso Cerdà, ou Jacques Gréber, précocement reconnu aux États-Unis pour ses travaux à Philadelphie, seront rarement prophètes en leur pays. Forestier fut, de la même façon, contraint d'œuvrer à l'étranger : c'est à Séville (parc Maria Luisa, 1914), à Barcelone (1915-1929), à La Havane (1926) ou encore à Buenos-Aires (1929), qu'il met à l'épreuve les éléments formulés dans son ouvrage Grandes Villes et systèmes de parcs (1908).

Un nouveau cataclysme

Les dégâts causés par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale sont sans commune mesure avec ceux, plus localisés et concernant essentiellement des zones rurales, de la Première Guerre mondiale. Les infrastructures sont touchées sur l'ensemble du territoire, les sites industriels détruits sont cinq fois plus nombreux, les logements deux fois plus. Quant aux villes – surtout maritimes –, elles payent un lourd tribut : Le Havre, Marseille, Toulon, Nantes, Boulogne-sur-Mer, Caen, Brest, Saint-Nazaire, Rouen, Amiens ou Beauvais voient leur centre ou leur port largement détruits. Si, sur la carte des communes déclarées sinistrées, se distingue clairement un quart septentrional entièrement dévasté, peu de départements sont épargnés. Il faudra établir des plans de reconstruction et d'aménagement pour 1 849 communes, et les travaux de la Reconstruction seront d'autant plus longs à réaliser qu'il aura fallu, auparavant, déblayer 80 millions de mètres cubes de gravois, en combler 90 et extraire du sol 33 millions de mines et d'obus.

Les bases de la Reconstruction sous Vichy

Après la défaite de 1940, les destructions sont déjà supérieures à celles du conflit précédent. Le Nord de la France est particulièrement touché, mais le Val de Loire subit lui aussi de graves dommages, et fait l'objet de projets de reconstruction pendant la guerre. Le régime de Vichy prône alors un respect des particularismes régionaux et une modernisation la moins visible possible de l'architecture traditionnelle, parti qu'illustrent les études réalisées pour Orléans, Blois, Gien et Sully-sur-Loire. Des éléments de cette doctrine urbaine seront repris après 1944, tout comme de nombreux textes de lois votés sous Vichy. Après celle instituant la création d'un Ordre des architectes (31 décembre 1940), le Commissariat technique à la reconstruction publie, en 1941, la Charte de l'architecte reconstructeur, qui fait de ce dernier une sorte de conseiller des sinistrés, mais surtout un artisan du retour à la terre souhaité par le régime. Une loi sur l'urbanisme, votée le 15 juin 1943, fixe pour sa part quelques grands principes (regroupement de communes, zones d'interdiction de construction, mesures pour favoriser les programmes d'équipements publics), qui ne seront pas non plus remis en cause.

Une autre charte, publiée en 1943, aura bien plus de conséquences : la Charte d'Athènes, signée par Le Corbusier, mais qui reprend les résolutions du Congrès international d'architecture moderne (C.I.A.M.) d'Athènes de 1933. Le Corbusier y édicte des règles d'organisation des villes qui, après la Reconstruction, constitueront la source principale d'inspiration pour les architectes et urbanistes : séparation des fonctions urbaines, disparition de la rue, libération du sol au profit de vaste espaces verts.

La Reconstruction après 1944

À la Libération, un nouveau ministère est créé, celui de la Reconstruction et de l'Urbanisme, M.R.U. (décret du 16 novembre 1944), tandis que la loi du 28 octobre 1946 prévoit les mesures à prendre en faveur des sinistrés, ainsi que les modalités de réparation des dommages subis. À partir de 1945, l'État prend à sa charge la construction d'immeubles sans affectation immédiate (I.S.A.I.), cédés par la suite aux sinistrés. Mais ce nouvel arsenal juridique n'accompagne aucune doctrine urbaine précise : les Principes directeurs de la Reconstruction sont rédigés en 1946 par un groupe d'architectes aux opinions les plus diverses, souvent antagonistes (parmi lesquels Auguste Perret, Le Corbusier et André Lurçat) et la répartition des tâches répond à des arbitrages qui demeurent en partie obscurs. La reconstruction des villes françaises se fera au cas par cas, chaque architecte y apportant sa signature. Fernand Pouillon reconstruit le Vieux Port de Marseille (sous la direction d'Auguste Perret) avec des immeubles en pierre de taille, tandis que Daniel Girardet applique à Mulhouse une esthétique du béton brut empruntée au même Perret. Pol Abraham tente, à Orléans, de mettre en œuvre une architecture préfabriquée s'inscrivant dans la continuité du bâti existant. Si la logique du remembrement (une réorganisation plus rationnelle du parcellaire) est pratiquement appliquée partout, les conceptions divergent sur la manière de concevoir de nouveaux îlots (ouverts ou fermés), ou encore sur les méthodes de négociation – André Lurçat sera l'un des seuls, à Maubeuge, à opter pour une concertation régulière avec les habitants.

Royan: le front de mer - crédits : CAP/ Roger-Viollet

Royan: le front de mer

Certaines villes tireront pour leur part de la Reconstruction une nouvelle identité : c'est le cas de Royan, où Louis Simon conçoit un plan d'urbanisme qui emprunte largement à la culture beaux-arts (composition symétrique, ordonnance), tout en laissant une nouvelle architecture, inspirée de celle qui est alors produite au Brésil, investir le paysage. À Saint-Malo, Louis Arretche est l'artisan d'une reconstruction dite « à l'identique » de la ville fortifiée – il en opère pourtant un complet remembrement –, opération exceptionnelle par sa dimension symbolique et par son coût.

Le Havre, ville nouvelle

À bien des égards, Le Havre est l'une des réalisations les plus marquantes de la Reconstruction. Elle est d'abord l'œuvre d'un Perret au faîte de sa gloire : président de l'Ordre des architectes, membre de l'Institut depuis 1943, c'est à la demande de plusieurs de ses disciples, réunis dans l'Atelier de reconstruction du Havre, qu'il accepte de superviser ce qui sera son plus important chantier. L'innovation majeure de son projet, non réalisée, est l'aménagement de la ville sur un sol surélevé de 3,5 mètres, ménageant au-dessous un espace, facilement accessible, affecté à plusieurs types de réseaux. La physionomie du centre-ville reconstruit, entièrement remembré – Perret conserve néanmoins quelques axes forts de l'ancienne ville –, doit essentiellement à la trame orthogonale qui régit la conception des immeubles comme des espaces publics. Œuvre collective, Le Havre porte ainsi, dans chacun de ses bâtiments, la marque du « classicisme structurel » du maître, qui mourra (1954) avant d'avoir vu achevées les deux tours dominant la ville : le clocher de l'église Saint-Joseph et le beffroi de l'hôtel de ville.

Le Corbusier, un absent omniprésent

Particulièrement actif sous l'Occupation, Le Corbusier tente alors de diffuser et de préciser les principes édictés dans la Charte d'Athènes. Il fonde en 1943 l'Ascoral (Assemblée des constructeurs pour un renouvellement architectural), qui mène des études sur des villes sinistrées, puis publie deux nouveaux ouvrages : Manière de penser l'urbanisme et Les Trois Établissements humains (1946). Il dresse plusieurs projets de reconstruction, pour Saint-Dié et La Rochelle notamment, mais ses plans de villes radieuses susciteront de fortes oppositions. C'est à Eugène Claudius-Petit, qui prend ses fonctions de ministre de la Reconstruction et de l'Urbanisme en septembre 1948, que Le Corbusier devra de construire ses « Unités d'habitation de grandeur conforme ». Celle de Marseille, commandée par Raoul Dautry en 1945 au titre des chantiers expérimentaux du ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme, sera achevée en 1952. Comme à Rezé près de Nantes ou à Briey-en-Forêt, ces immeubles demeurent des objets isolés, des réalisations d'exception et Le Corbusier, omniprésent dans le débat sur l'urbanisme moderne, ne reconstruira aucune ville française. Claudius-Petit, qui est aussi maire de Firminy (Loire), lui confiera plus tard la réalisation de la ville nouvelle de Firminy-Vert, inachevée à la mort de l'architecte (1965), mais c'est en Inde, à Chandigarh (capitale du Pendjab), que l'occasion lui est offerte de travailler sur une grande échelle : auteur, à partir de 1950, du plan d'urbanisme, il y construit également le principal bâtiment public, le Capitole (achevé en 1962).

Les grands ensembles

En novembre 1948, Claudius-Petit déclarait : « Si la réparation des dommages de guerre n'est pas chose faite, tant s'en faut, on voit néanmoins poindre le moment où le problème général du logement lui succédera. » De fait, la France des années 1950 n'est pas seulement un pays qui doit reconstruire, mais également remédier à un cruel manque de logements sains. La croissance démographique et l'exode rural rendront cette question toujours plus urgente, et c'est pour pallier ces insuffisances qu'une politique de construction intensive est engagée.

Elle est assurée dans sa quasi-intégralité par la Caisse des dépôts et consignations et sa filiale, la Société de construction immobilière de la Caisse (S.C.I.C.), ainsi que la Société centrale d'équipement du territoire (S.C.E.T.). Quelques architectes et ingénieurs prennent en charge la construction de plusieurs centaines de milliers de logements, sur des plans de masse le plus souvent fidèles à la Charte d'Athènes. Naissent ainsi, notamment en Région parisienne, les grands ensembles de Sarcelles (Roger Boileau et Jacques-Henri Labourdette) – qui deviendra rapidement une véritable ville nouvelle –, La Courneuve (cité des 4 000, Charles Delacroix et Clément Tambuté) ou Arcueil-Gentilly (Le « Chaperon-Vert », Jacques Poirrier). À Strasbourg, Eugène Beaudouin remporte en 1950 le concours pour la construction de huit cents logements : la Cité Rotterdam ; son plan se distingue de beaucoup d'autres par son souci de composer un ensemble, sinon fermé, du moins circonscrit, les immeubles se regroupant autour d'un jardin parfaitement dessiné. Par-delà les problèmes constructifs, c'est en effet dans cette aptitude – quand les contraintes de la production de masse leur en laissait la possibilité – à dépasser les figures les plus élémentaires (barres parallèles ou orthogonales suivant une orientation héliotropique) et à concevoir des espaces publics de qualité, que certains architectes-urbanistes se distingueront. Rares, enfin, sont ceux qui, comme Robert Auzelle ou Gaston Bardet – influencé par les travaux historiques de son beau-père Marcel Poëte et par les théories de l'urbaniste écossais Patrick Geddes –, fondent leur travail sur une géographie humaine (ou « topographie sociale ») et une division de la ville, non plus en zones, mais en échelons (paroissial, domestique, patriarcal) ; dans les années 1960, Bardet fera une application partielle de ses théories au Rheu, près de Rennes, mais demeurera toujours une figure isolée. La pensée et l'œuvre d'Auzelle, auteur en 1950-1955 de la cité de la Plaine à Clamart (expérience sans lendemain d'un urbanisme à dimension humaine), ne pèseront guère plus sur la production de l'époque ; son Encyclopédie de l'urbanisme, publiée par fascicules entre 1947 et 1968, fut quant à elle une entreprise unique mais inachevée.

Construire près des villes : les Z.U.P.

Généralement trop éloignés des villes anciennes, les grands ensembles souffrent rapidement de cette séparation. Par décret du 31 décembre 1958 sont alors créées les Z.U.P. (zones à urbaniser par priorité) ; celles-ci doivent être implantées à la périphérie immédiate des villes de plus de 10 000 habitants, de manière à rendre possible une « greffe » entre anciens et nouveaux quartiers. Cependant, la logique statistique l'emportera une nouvelle fois sur la qualité, même si de nombreuses opérations témoignent d'un souci d'innovation ou d'adaptation à la géographie : Jean Bossu tentera en vain, à Saint-Michel-sur-Orge (1961), de mettre en œuvre son principe d'« artère résidentielle », composée de deux longues barres encadrant une rue centrale ; à Forbach, comme plus tard à Grigny (La Grande Borne, 1967-1972), Émile Aillaud associe pour sa part des tours de onze étages à de petits blocs de trois niveaux, qui épousent les courbes de niveau.

D'une manière générale, les architectes-urbanistes sont malgré tout contraints de s'adapter à une économie de la construction qu'ils ne maîtrisent pas, le chemin de grue incitant à produire des bâtiments les plus longs possible. En réaction aux motifs répétitifs et au zonage qui préside à la création de la plupart des Z.U.P., certains proposeront une nouvelle manière de faire la ville, au moyen de « mégastructures ». À Toulouse-Le Mirail, Georges Candilis, Alexis Josic et Shadrach Woods, lauréats d'un concours organisé en 1960, conçoivent un nouveau morceau de ville en y réintégrant les notions disparues de rue, de quartier ou de proximité ; une première cellule doit ensuite, par prolifération, donner lieu à un ensemble urbain homogène. Cette approche critique de l'urbanisme moderniste n'empêchera pas ses auteurs de répéter certaines des erreurs de leurs aînés (monumentalité excessive, absence de certains repères fondamentaux). La procédure des Z.U.P. disparaît en 1967 au profit des Z.A.C., zones d'aménagement concerté qui font davantage appel au capital privé.

De l'urbanisme à l'aménagement du territoire

La parution, en 1947, de Paris et le désert français avait attiré l'attention sur l'urgence d'une politique urbaine à l'échelle du pays tout entier. Dès 1950, Eugène Claudius-Petit fait au Conseil des ministres une communication dans ce sens (« Pour un plan national d'aménagement du territoire »), et le 8 août est créé un fonds national destiné à mener cette action. Il s'agit dans un premier temps de rééquilibrer la répartition des zones d'activité industrielle, mais la création de la D.A.T.A.R., en 1963, élargira la politique de décentralisation, en favorisant la création de pôles tertiaires et en dotant les régions de nouvelles infrastructures (transports, télécommunications). La définition de huit métropoles d'équilibre doit quant à elle contribuer, par l'implantation de nouveaux sièges sociaux ou de sites universitaires, à contenir la croissance de l'agglomération parisienne ; le développement de ces agglomérations sera cependant limité par celui, plus rapide encore, des villes moyennes. Au-delà de la seule Région parisienne, c'est le devenir du Bassin parisien tout entier qui suscite alors des réflexions, notamment celui de la Basse-Seine, dont les hypothèses de développement démographique et économique conduisent certains urbanistes à imaginer une mégapole entre Paris et Rouen ; on se limitera finalement à la création d'une ville nouvelle : Le Vaudreuil (aujourd'hui Val-de-Reuil), conçue en 1969 par l'Atelier de Montrouge à partir d'un « germe de ville », et laissée inachevée en 1985.

L'aventure balnéaire en Languedoc-Roussillon

La politique d'aménagement du territoire comporte également un volet touristique, qui donnera lieu aux créations parmi les plus spectaculaires de la période. C'est le cas de l'aménagement du littoral Languedoc-Roussillon, décidé par décret du 18 juin 1963, à l'initiative du délégué à l'Aménagement du territoire et à l'action régionale, Olivier Guichard. Cette expérience unique par son ampleur et nouvelle dans ses procédures, menée sur des terrains vierges de toute construction, s'offrait à des aménageurs qui n'auraient pas à composer avec le passé. Entièrement maîtres du sol, architectes et urbanistes y ont bénéficié d'une liberté de conception exceptionnelle. C'est dans ces conditions que Jean Balladur a conçu, jusque dans ses moindres détails, La Grande-Motte : se détournant résolument du schéma des stations balnéaires du xixe siècle, il a pu créer un ensemble organique, dosant savamment le rapport entre bâti et espace public, entre végétal et minéral. Georges Candilis à Port-Leucate et Port-Barcarès, Jean Le Couteur au cap d'Agde et Raymond Gleyze et Édouard Hartane à Gruissan établiront pour leur part un dialogue plus visible avec l'architecture méditerranéenne. Plus à l'est, François Spoerry s'est rendu célèbre avec la réalisation de Port-Grimaud (Var), cité lacustre elle aussi créée de toute pièce, dont l'architecture « douce » est cette fois une reprise fidèle des types locaux.

De la ville à l'urbain

Le 21 mars 1973, une directive ministérielle met fin à la construction des grands ensembles. Les mesures adoptées par la suite, notamment par le ministre de l'Équipement et du Logement Albin Chalandon, mettront l'accent sur les programmes de construction de maisons individuelles et de petits immeubles collectifs. Cette incitation à l'urbanisme pavillonnaire aura pour conséquence un étalement de plus en plus important des agglomérations, qualifié vulgairement de « mitage ». Période du retour à l'architecture urbaine, les années 1980 consacrent la distinction entre la ville (les centres historiques et leurs faubourgs) et l'urbain (grands ensembles et pavillonnaire). Ce phénomène touche la plupart des communes, mais la Région parisienne ou encore le littoral méditerranéen, qui font l'objet d'une pression foncière particulièrement intense, sont parmi les plus concernées. Quant aux entrées de villes, zones commerciales pouvant s'étendre sur plusieurs dizaines d'hectares, elles accompagnent tout en l'accentuant ce mouvement de dispersion, alors que les centres-villes, malgré la protection accrue de leur patrimoine, perdent de leur pouvoir d'attraction. Des opérations fondées sur une approche traditionnelle de la ville, contribueront néanmoins à attirer l'attention sur des quartiers centraux promis à une rénovation « lourde » : c'est le cas à Roubaix, où les habitants du quartier Alma-Gare ont activement participé à la redéfinition d'un projet urbain (1974-1981). La nouvelle politique de décentralisation conçue entre 1982 et 1985, en donnant plus d'autonomie aux municipalités, suscitera par la suite plus de velléités chez les élus ; certains feront même des transformations urbaines le cheval de bataille de leur mandature. Si tout les oppose du point de vue formel, le quartier Antigone à Montpellier et Euralille témoignent l'un et l'autre d'une forte politique municipale, et sont conçus par des architectes de renommée internationale, Ricardo Bofill pour le premier et Rem Koolhaas pour le second.

De l'urbain aux formes urbaines

Que seront les villes françaises demain ? À l'évidence, les problèmes qu'elles connaissent n'ont pas l'ampleur de ceux qui touchent les pays émergents. La création, en 1990, d'un ministère de la Ville – Michel Delebarre en fut le premier occupant – est toutefois symptomatique de la part croissante que prennent les questions urbaines au sein des choix gouvernementaux : études et rapports (notamment celui de Jean-Pierre Sueur : Demain, la ville, 1998) montrent en effet que la ville ne peut plus faire l'économie d'une politique spécifique, qu'elle s'intéresse à l'écologie, aux violences urbaines ou à la maîtrise de la croissance. La loi S.R.U. (solidarité et renouvellement urbains), votée le 13 décembre 2000, fait ainsi partie des derniers grands textes – elle comprend plus de deux cents articles – destinés à préparer un cadre urbain durable et équitable.

Le projet urbain en tant que tel a retrouvé depuis la fin des années 1980 une place qu'il avait perdue depuis près d'un demi-siècle : longtemps absents de la réflexion sur la construction des villes, les architectes tentent de se réapproprier l'urbanisme et, ainsi, de donner forme à l'urbain.

— Simon TEXIER

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Écrit par

  • : professeur, université de Picardie Jules-Verne

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Parc de Choisy, Paris - crédits : G. Mouly

Parc de Choisy, Paris

Tour Croulebarbe, Paris, É. Albert - crédits : G. Mouly

Tour Croulebarbe, Paris, É. Albert

Royan: le front de mer - crédits : CAP/ Roger-Viollet

Royan: le front de mer

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    L’autre grande école d’anthropologie urbaine est britannique et voit le jour à la fin des années 1930 en Rhodésie du Nord (auj. Zambie), alors dominée par la Grande-Bretagne. Le Rhodes-Livingstone Institute y est fondé en 1937, avec pour mission d’étudier les changements affectant les sociétés d’Afrique...
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