UTOPIE (arts et architecture)
La modernité artistique comme utopie
L'ambition de transformer le monde constitue en effet l'un des ressorts de la modernité, qu'elle soit picturale, cinématographique ou architecturale. Des mouvements comme De Stijl en Hollande ou le constructivisme en Union soviétique, des institutions artistiques comme le Bauhaus allemand portent la marque de cette ambition. Celle-ci atteint son paroxysme dans le domaine de l'architecture et de l'urbanisme. De Walter Gropius (1883-1969) à Le Corbusier (1887-1965), les pères fondateurs de l'architecture et de l'urbanisme modernes entendent en effet contribuer à l'avènement d'une société nouvelle fondée sur la coordination de toutes les activités.
Cette dimension utopique ne va pas sans créer de multiples tensions au sein des avant-gardes artistiques de la première moitié du xxe siècle. Ces dernières se trouvent écartelées entre une attitude formaliste, qui consiste à accorder la priorité aux questions purement artistiques de forme, de couleur et de composition, et le désir de contribuer à la marche en avant de la société. Dans le domaine de l'architecture, s'ajoute le problème de l'attitude à observer à l'égard du totalitarisme et, plus généralement, de la tentation autoritaire qui accompagne l'idéal de planification des activités dont le Mouvement moderne porte la marque.
D'un point de vue architectural et urbain, la dimension utopique atteint son paroxysme au cours des années 1950-1970, avec la multiplication des projets de « mégastructures ». Ces derniers se proposent de repenser profondément le mode de vie humain en concevant les villes comme de gigantesques machines régulées à la façon de fourmilières. Ces décennies correspondent aussi à l'émergence des premiers doutes concernant le caractère démiurgique que s'attribuent l'architecture et l'urbanisme modernes. Emmené par Guy Debord, le mouvement situationniste (1958-1969) se montre impitoyable dans sa critique des erreurs commises au nom de leur idéal de modernisation à tout prix de la société et de son cadre spatial. Dans un essai intitulé Projet et utopie : de l'avant-garde à la métropole (1973, trad. franç., 1979), l'historien italien Manfredo Tafuri accuse la référence utopique de constituer une sorte de paravent idéologique masquant la soumission de plus en plus totale de l'art et de l'architecture aux logiques du marché, de la production et de la consommation de masse.
En matière d'art et d'architecture, la dimension utopique semble avoir difficilement survécu aux exigences de réalisme économique et social dont se sont accompagnées, à partir du milieu des années 1980, la chute de nombreux régimes communistes et la mondialisation. À la suite de Rem Koolhaas (né en 1944), les architectes ont rompu en particulier avec les idéaux du Mouvement moderne. Certains indices, comme l'épuisement qui commence à frapper les thèses de Koolhaas dans le milieu de l'architecture, laissent toutefois présager une renaissance prochaine de la dimension utopique.
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Écrit par
- Antoine PICON : professeur d'histoire de l'architecture et des techniques à la Graduate school of design de l'université Harvard, Cambridge, Massachusetts (États-Unis)
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