UTOPIE
« Nuance schizophrénique » du rêve utopiste
Selon A. Kolnai, « quel que soit son rapport avec les diverses utopies littéraires, quelle que soit la diversité de ses propres modes de manifestation, il existe [...] un tour d'esprit utopiste. Il consiste dans la tendance à assujettir la réalité du monde donné à un schéma de perfection fermé sur soi, pensé « en vase clos », nettement détaché de l'ensemble des expériences de valeur qu'a éprouvées et que connaît l'homme, mais qui offre une satisfaction particulière tant émotive qu'intellectuelle ». Cette citation pose clairement le problème. Il y a lieu de distinguer en effet l'utopisme, phénomène socio-historique commun à la plupart des civilisations, de la mentalité utopienne, fait psychologique susceptible de comporter, en tant que tel, une dimension psychopathologique. Le problème est de savoir quelle est la nature exacte de cette dimension psychopathologique, et dans quelle mesure son étude est en état d'éclairer les mécanismes généraux de la vie intellectuelle des collectivités.
Utopie, rêve et psychose
Une première approche du problème est l'étude des analogies existant entre le travail du rêve et la structure du fantasme utopique. L. Gondor et J. Servier soulignent ces analogies : déplacements symboliques, réalisations de désirs, mécanismes de projection et d'évasion. Servier parle de la « vision rassurante d'un avenir planifié », qui exprime par « les symboles classiques du rêve » la « nostalgie de la cité traditionnelle ». L'étude du fantasme utopique peut, tout comme le rêve, constituer une voie d'accès à l'inconscient. Gondor montre qu'il peut aussi jouer, entre les mains du psychanalyste, le rôle d'un instrument thérapeutique.
Le rêve et l'utopie sont marqués par la même ambiguïté : ils sont paradoxalement à la fois source de force et symptôme de faiblesse. Traiter un homme de rêveur n'est ni lui faire un compliment ni surtout lui décerner un brevet d'homme d'action. On a pourtant pu dire, non sans quelque apparence de raison, que celui qui n'a pas de force pour le rêve n'en a pas pour la vie, et l'histoire offre des exemples de grands rêveurs romantiques qui ont été, comme Disraeli, d'authentiques hommes d'action. De même, l'utopisme politique est tantôt constat d'échec (millénarismes du Tiers Monde ; messianisme juif dans le ghetto), tantôt « principe d'espoir ». Un effort de clarification conceptuelle s'impose ici : il conviendrait de délimiter sans équivoque les domaines respectifs de l'utopisme, du messianisme, du millénarisme et du mythe social. Une typologie dualiste provisoire calquée sur celle que suggère l'étude de l'idéologie (cf. idéologie) peut constituer la première étape de cet effort. On peut opposer au concept positif de l'utopie (K. Mannheim, E. Bloch), qui la considère comme un ferment d'action historique, un concept négatif ou critique, qui y voit, au contraire, un prétexte à s'évader hors de l'histoire (R. Ruyer). Cette typologie correspond au moins partiellement au dualisme d'appartenance psychologique et socio-historique de l'utopie ; ainsi l'ouvrage de Ruyer est davantage centré sur la psychologie et la psychopathologie individuelles que celui de Mannheim. L'utopiste se situe ainsi à l'intersection du domaine de la psychopathologie et de celui du changement social ; c'est peut-être un malade, mais un malade dont la maladie est parfois nécessaire à la bonne santé du corps social. La médecine connaît des maladies qui sont censées freiner les progrès de la sclérose ; l'utopisme est, à l'échelle sociale, une affection de ce genre. Servier perçoit« une touche de folie » dans la philosophie d'un Fourier ; son goût des néologismes,[...]
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Écrit par
- Henri DESROCHE : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
- Joseph GABEL : docteur en médecine, docteur ès lettres, professeur émérite de sociologie à l'université d'Amiens
- Antoine PICON : professeur d'histoire de l'architecture et des techniques à la Graduate school of design de l'université Harvard, Cambridge, Massachusetts (États-Unis)
Classification
Médias
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