RASPOUTINE VALENTIN GRIGORIEVITCH (1937-2015)
Après un passage par le reportage journalistique, Valentin Grigorievitch Raspoutine, né le 15 mars 1937 à Atalanka, dans la région d’Irkoutsk, apparaît dans les années 1970 comme l'un des écrivains soviétiques les plus préoccupés par la ruine de l'âme et de la nature, et l'une des figures de proue de la « littérature paysanne ». Mais son réalisme éthique atteint à l'universel. Ses héros sont toujours placés devant l'imminence de la fin : la prison pour Maria, victime de l'égoïsme général (De l'argent pour Maria, 1967) ; la mort, qu'une vieille paysanne vit à l'avance comme un passage vers une autre lumière (Le Dernier Délai, 1970, traduit en français sous le titre de Matouchka) ; l'ensauvagement d'un déserteur malgré lui et la « traque » dont sera victime sa femme de la part des notables du village (Vis et souviens-toi, 1974) ; le dernier été d'une île de l'Angara qui va être submergée par un lac de barrage, ou la fin de la terre mère (L'Adieu à Matiora, 1976, adapté au cinéma par Elem Klimov en 1981). Les héroïnes féminines de Raspoutine, et surtout ses vieilles paysannes, sont déjà devenues des figures d'anthologie : leur rayonnement spirituel, leur bonté pleine d'abnégation, leur mémoire des générations, leur sens de la beauté cosmique et la profondeur de leurs monologues intérieurs s'opposent à l'égoïsme, à la cupidité, à l'oubli des jeunes générations happées par la ville et l'argent, tout comme à l'inhumanité de l'Administration. L'œuvre de Raspoutine prenait explicitement le contre-pied de tout un courant de la littérature soviétique qui glorifiait la conquête de la nature, le pouvoir illimité de la raison et du progrès, et choisissait de faire table rase du passé pour forger l'« homme nouveau ». Raspoutine montre la ruine spirituelle, sociale et écologique à laquelle le prométhéisme dont Gorki fut l'un des chantres a conduit le pays. L'un de ses récits les plus importants, L'Incendie (1985), est un cri d'alarme apocalyptique. Dans son œuvre littéraire comme dans ses articles de presse, Raspoutine a sonné le tocsin (à propos de la sauvegarde du lac Baïkal, notamment) bien avant l'arrivée au pouvoir en 1985 de Mikhaïl Gorbatchev : s'il est l'un des précurseurs des changements survenus en Union soviétique, il se veut vigilant. Pour lui (comme pour Soljénitsyne), la solution des problèmes économiques et sociaux passe avant tout par le recouvrement par l'homme de son âme et du sens de la vie.
C'est le talent, l'éloignement de Moscou, la soif de vérité du public, la notoriété à l'étranger qui ont permis à Raspoutine de s'imposer. Ses maîtres avoués sont Dostoïevski pour l'analyse psychologique et Bounine pour la précision de la langue, ainsi que Andreï Platonov. Raspoutine, qui est aussi un grand paysagiste, retrouve le symbolisme des éléments naturels, des travaux et des jours ; sa langue, à la fois concrète et philosophique, révèle, par ses racines mêmes, la beauté et la sacralité de l'univers.
Raspoutine n'est ni passéiste ni réactionnaire. C'est un écrivain engagé : affirmer le primat de l'éthique sur l'économique, la nécessité de conserver la mémoire des siècles, de retrouver les liens du ciel et de la terre pour asseoir l'avenir, placer la vie au-dessus de la loi équivaut, face à l'idéologie dominante, à une résistance morale.
Valentin Grigorievitch Raspoutine meurt à Moscou le 14 mars 2015.
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Écrit par
- Michel NIQUEUX : professeur de langues et littératures slaves à l'université de Caen
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