VALÉRY PAUL (1871-1945)
Désireux de fonder l'exercice de la littérature sur la plus grande lucidité et la maîtrise des propriétés du langage, Valéry considère, en dépit de son admiration pour Mallarmé, qu'elle ne saurait être pourtant qu'une des applications du pouvoir de l'esprit dont il s'attache à étudier le fonctionnement dans des Cahiers – qui témoignent aussi d'une réflexion ininterrompue sur la création littéraire, le langage, la philosophie ou la science – dont ne peut pas se séparer notre lecture de ses grands textes littéraires : l'Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Monsieur Teste, La Jeune Parque ou Mon Faust. Il apparaît alors que, dans la rigueur des questions qu'elle soulève et l'éclat dominé de sa forme, cette œuvre, qui aborde et souvent infléchit bien des genres, subvertit largement les ambitions traditionnelles de l'écrivain et redéfinit les limites de l'espace littéraire.
Renverser les idoles
D'un écrivain qui, plus qu'un autre, s'est voulu maître de ses moyens, on peut être tenté de voir commencer véritablement l'ambition là où lui-même a perçu et voulu situer – pour une part, sans doute, mythiquement – sa propre origine : à la crise de 1892. Non que n'aient dû compter les événements toujours déterminants de la jeunesse, les marques de l'enfance, les étapes de la formation – le collège de Sète, où il naît, le lycée puis la faculté de droit de Montpellier, leur ennui – ni les découvertes propres à cet âge : celle de Wagner qui suscite son émotion et son admiration pour une puissance formelle inégalable, celle de Poe, de la Genèse d'un poème à telle phrase du Domaine d'Arnheim : « Je crois que le monde n'a jamais vu et que [...] le monde ne verra jamais la perfection d'exécution dont la nature humaine est positivement capable dans les domaines les plus riches de l'art. » Non que n'aient joué décisivement les rencontres, celles de Gide, et de Pierre Louÿs dont Valéry recherchera la pertinence des réflexions sur ces travaux en cours, ni la lecture de Rimbaud, et de Mallarmé à qui il écrit dès 1890 et qu'après son installation à Paris il fréquentera avec une assidue ferveur jusqu'à sa mort – dont il faut pleinement mesurer tout le bouleversement qu'il en put éprouver. Non que n'ait pas eu enfin d'importance, de 1887 à 1891 surtout, la composition de nombreux poèmes où Valéry puisera, pour la retoucher, la matière principale de son Album de vers anciens (1920). Mais cela prépare, et pour une part amorce depuis un certain temps déjà, la « nuit de Gênes » du 4 au 5 octobre 1892 : nuit d'orages où Valéry, assis, se sentit foudroyé, désirant de l'être – nuit blanche où il lui sembla devenir fou et à l'issue de quoi, c'est son aveu, il se ressentit autre. Il voulut raturer ses incertitudes antérieures pour dater de ce coup d'État sa véritable origine. Réaction de défense contre cette manière de dépossession qu'il avait éprouvée lors d'une vive passion platonique, la crise de 1892 témoigne de sa volonté de ramener à sa nature supposée strictement mentale ce vrai bouleversement, de son désir de répudier les idoles de l'amour, mais aussi bien de la littérature et de l'imprécision, pour faire place à celle de l'Intellect dans la maîtrise assurée d'un esprit conscient de ses propres pouvoirs. L'abandon presque total de la poésie qui fut, de cette crise, la plus visible conséquence procédait de ce qui apparaissait à Valéry comme la faiblesse intellectuelle de tant de poètes, et parmi les plus grands, de ce qu'il ressentait comme son impuissance à composer avec une efficacité qui pût se comparer à celle des musiciens – et surtout de Wagner – et de l'admiration qu'il portait à la perfection[...]
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Écrit par
- Michel JARRETY : ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé de lettres, docteur d'État, maître de conférences de littérature française à l'université de Toulouse-II
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