VALEURS, philosophie
Valeurs et institutions sociales
Norme et valeur
En voyant dans la société la source de toute valeur, Durkheim pouvait justement opposer les valeurs collectives aux désirs individuels. Il s'appuyait sur l'unification que permettaient le concept de valeur et celui de norme entre les domaines économiques, esthétiques et moraux, afin de mettre les différentes valeurs sur le même plan. Durkheim et ses successeurs préféreront d'ailleurs souvent parler de normes plutôt que de valeurs. Les normes sont collectives, elles s'imposent à l'individu, elles le dépassent et guident ses jugements. L'individu découvre à travers elles les valeurs que sa société produit. Durkheim voyait dans les normes l'impact sur l'individu de l'« autorité morale » de la société, qui se manifeste par le respect que nous avons pour elles, par la contrainte qu'elles exercent, enfin par les passions, les émotions communes que nous inspirent les réunions rituelles ou de masse. Cette force morale sociale peut aller à l'encontre de toute considération utilitaire relative aux conséquences nuisibles ou utiles de nos actes. Le Durkheim des Formes élémentaires de la vie religieuse (1912) nous suggère même que le critère de la puissance de la société, c'est justement qu'elle peut nous faire aller contre tout conséquentialisme individuel ou même collectif. Mais s'il faut sûrement tenir compte de la puissance sociale qui détermine en grande partie nos valeurs effectives, ce n'est cependant pas pour sa puissance que nous accordons de la valeur à la société.
La valeur comme pratique
On peut rester sensible à cette indépendance des valeurs sociales par rapport aux individus sans insister si lourdement sur la pression de la société, si l'on repense la notion d'institution à partir des positions de Wittgenstein. Celui-ci soutenait que c'est en vivant nos pratiques que nous savons quel est le sens de nos règles d'usage, celles qui déterminent ce qui vaut et ce qui ne vaut pas. Nous n'arrivons plus à déterminer cela une fois extraits de nos différentes formes de vie. Cette approche permet de contourner une difficulté de la position de Durkheim. En faisant de la société la source des valeurs, ne devait-il pas la considérer comme un sujet collectif, puisque les valeurs n'ont de sens que pour un sujet ? Or, si l'on suit la ligne ouverte par Wittgenstein, on peut, comme Vincent Descombes, ne pas faire du collectif le sujet des institutions. Descombes insère le sujet individuel dans des relations institutionnelles (les relations contremaître-ouvrier, la relation professeur-étudiant, etc.) qui définissent des rôles complémentaires, et qui offrent la possibilité d'user de l'institution, de la faire vivre autant que de la reproduire. Les valeurs sont alors les dimensions de ces relations, en fonction desquelles nous pouvons, grâce au cadre institutionnel, estimer les actes des sujets (un professeur peut ou non être clair, juste dans ses évaluations, disponible, etc.).
Les « sphères de justice »
Il est évident que le contenu de nos jugements de valeurs est souvent spécifique à des domaines institutionnels. Michael Walzer, Luc Boltanski et Laurent Thévenot soutiennent qu'il existe des « sphères de justice » différenciées, des régimes de valeurs qui ne se mélangent pas plus que l'huile et l'eau, même s'ils coexistent. Plus exactement, nous passons une grande partie de notre temps à tenter de ranger telle conduite et telle propriété d'un objet sous le label d'une catégorie de valeurs particulière. Par exemple, nous allons ranger un objet dans la catégorie de la valeur technique (du rendement, de l'efficacité, de la reproductibilité, etc.) ou au contraire dans celle d'une valeur d'authenticité inspirée (par exemple, un instrument de musique[...]
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Écrit par
- Pierre LIVET : professeur à l'université de Provence
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