VANDALISME
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Le terme de vandalisme apparaît, semble-t-il, en français, au xviiie siècle. Il est lié à un champ sémantique caractéristique où l'on trouve pêle-mêle les barbares et les iconoclastes. Pour Voltaire, les vandales sont par essence des destructeurs, des personnes ou des groupes qui s'attaquent aux manifestations de la culture sous toutes leurs formes. C'est à l'abbé Grégoire que l'on attribue généralement l'invention du terme de vandalisme, qui semble cependant plus ancien, puisque dès 1663 un auteur anglais qualifie de vandales « des ignorants destructeurs de toute beauté ».
Le rapport de l'abbé Grégoire à la Convention du 14 fructidor, an II (septembre 1794), établit en quelque sorte l'état civil du concept de vandalisme. Intitulé « Rapport sur les destructions opérées par le vandalisme et les moyens d'y remédier », il dresse un constat sans faiblesse des destructions opérées pendant la période révolutionnaire et dénonce les arrestations irraisonnées de savants ou d'artistes. Grégoire a une conception très large de ce qu'on appelle le patrimoine, soit l'ensemble des objets et des sites qui forment la substance matérielle d'une culture. Il plaide pour la conservation de toutes les antiquités, si humbles soient-elles, objets de la vie quotidienne comme vestiges archéologiques ; il attaque violemment la dispersion des bibliothèques, voire la destruction sur le bûcher d'œuvres jugées antirévolutionnaires. En bref, explique-t-il, « une bande de brigands ont émigré, mais les arts n'émigrent pas ».
Le programme de l'abbé Grégoire garde encore toute son actualité. Les sociétés modernes n'ont pas expulsé le vandalisme ; elles l'ont acclimaté et discipliné, mais il reste vivace. Balzac et Hugo ont souvent dénoncé les destructions qui, au xixe siècle, ont touché Paris et les villes de province : « À Paris, le vandalisme fleurit et prospère sous nos yeux. Le vandalisme est architecte [...], le vandalisme est entrepreneur de travaux pour le compte du gouvernement [...], tous les jours il démolit quelque chose qui nous reste de notre admirable vieux Paris » (Hugo, « Guerre aux démolisseurs ! », 1832). Le vandalisme « révolutionnaire » ou « contre-révolutionnaire » ne constitue donc pas la pire atteinte au patrimoine culturel et naturel. Plus pernicieux, plus profonds, plus durables sont les effets du vandalisme institutionnalisé, mis au service de la société. Les grands travaux d'aménagement, l'expansion et la restructuration urbaines sont des sources de vandalisme plus insidieuses que les guerres ou les périodes révolutionnaires. Ainsi entendu, le vandalisme n'est pas une menace extérieure, ni la conséquence de troubles sociaux, mais plus simplement le produit d'une vie collective mal réglée qui n'accorde pas aux sites naturels et historiques la protection nécessaire. Les cités-dortoirs, les centres des villes modernes, et particulièrement de Paris, Londres et Berlin, sont le reflet de ce vandalisme inconscient, d'une gestion de l'espace qui fait passer les préoccupations (et les profits) de l'instant aux dépens de la durée. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce phénomène a pris une importance jusque-là sans égale. Le développement des engins mécaniques de toutes sortes, l'urbanisation accélérée ont transformé le paysage de l'Europe comme ils modifient ceux des autres continents. Plus qu'aucune guerre, le remodelage systématique des centres urbains, le fouissage des sols dans les villes et à l'extérieur des villes (en particulier la diffusion des techniques de charruage à grande profondeur) ont entraîné la destruction des sites et des paysages. L'urbanisation intensive, les grands ensembles sont de puissants moteurs du vandalisme. Vandalisme institutionnel, des édiles, des agents immobiliers, auquel répond le vandalisme individuel des marginaux de toutes sortes. La destruction gratuite de biens d'équipement, longtemps cantonnée dans des secteurs précis — chahuts scolaires ou militaires par exemple —, devient le mode d'expression de bandes d'adolescents ou d'adultes. Loin de dégrader seulement son centre et sa périphérie, la cité moderne exporte son mal d'être le long des axes de communication, dans les forêts ou les parcs péri-urbains, voire sur les littoraux. Il y a donc un cycle du vandalisme : la destruction de l'environnement historique et naturel est un vandalisme inconscient engendré le plus souvent par les agents économiques et leurs experts (« aménageurs », urbanistes et architectes, et même archéologues). Ce vandalisme de structure engendre à son tour un vandalisme de conjoncture. Les citadins répondent, par des conduites individuelles de destruction, à la dégradation de l'environnement urbain. Des études de sociologie appliquée ont souligné à l'évidence que certains efforts d'aménagement du cadre urbain (arbres, sculptures) dans des zones déjà dégradées jouaient comme des incitations supplémentaires au vandalisme, comme des signaux qui, dans un univers désorganisé, provoquaient l'agressivité. La réhabilitation des quartiers anciens et des centres urbains est donc une tâche difficile qui réclame un nouvel art de vivre en communauté. La lutte contre le vandalisme ne se confond pas avec l'application de techniques antidestructives (peintures inaltérables, verres incassables) ; elle passe par l'éradication des causes sociales du vandalisme.
Le vandalisme n'est pas une maladie interne des mégapoles d'Occident, il caractérise la manière dont les sociétés développées ont communiqué avec les sociétés archaïques. L'ethnocide — la destruction des modes traditionnels de vie, ceux des paysans d'Occident comme ceux des paysans du Tiers Monde — a comporté et comporte encore une part de vandalisme. Le pillage culturel de l'Amérique, de l'Afrique et de l'Asie a été une constante de la politique européenne. Les musées d'Europe — le British Museum, le Louvre, le musée du Vatican — sont pour partie le résultat de ces pillages. On voit que la route du vandalisme n'est pas simple. Les conservateurs des grands musées d'Europe, qui, par leurs fonctions, sont les défenseurs du passé le plus ancien, sont aussi les héritiers des pillages de leurs prédécesseurs. Faut-il rappeler que la naissance scientifique des études classiques au xixe siècle s'est accompagnée par la récupération et l'achat d'antiquités prestigieuses ? Que bien des musées d'Europe, et surtout du continent américain, augmentent encore parfois leurs collections par des achats d'œuvres d'art acquises dans des conditions douteuses sur les bords de la Méditerranée, en Orient ou aux Amériques ?
Tout bien pesé, on voit mal ce que les Vandales ont fait pour mériter la réputation qui est la leur. Ils ne se sont illustrés par aucune destruction ni pillage qui n'aient été pratiqués avant ou après eux. Les destructions irraisonnées ne sont le propre d'aucun groupe ethnique particulier et les Occidentaux ont été, toutes proportions gardées, les plus grands destructeurs de l'histoire. Tous les colonisateurs du monde ont pratiqué le vandalisme comme l'un des beaux-arts. Au tribunal de l'assassinat culturel, les Africains comme les anciens Américains et les peuples d'Asie peuvent venir témoigner : les vandales ne les ont guère épargnés.
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Écrit par
- Alain SCHNAPP : professeur à l'université de Paris-I
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