VARIÉTÉS DIFFÉRENTIABLES
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On a l'habitude de considérer que la notion de variété différentiable est due à B. Riemann. C'est en effet Riemann qui proposa d'appliquer à l'étude des ensembles d'objets non géométriques les méthodes qui avaient été inventées pour les courbes et les surfaces. Cette idée se révéla extrêmement féconde ; elle fut longuement développée par les géomètres du xixe siècle et du début du xxe siècle. Les variétés différentiables sont considérées maintenant comme un outil de base des mathématiques. L'exposé qui suit comprend deux parties, conformément à l'idée originale de Riemann.
On trouvera d'abord, aux chapitres 1 à 5, la théorie générale, c'est-à-dire les conséquences de la notion de contact, indépendantes de toute notion métrique. Cette théorie générale des variétés peut être considérée comme la présentation moderne, et probablement définitive, du calcul différentiel.
Une variété différentiable est un espace topologique sur lequel on a pu, d'une façon raisonnable, définir des fonctions différentiables. L'outil essentiel pour ce faire est la notion de carte locale, que l'on retrouve aussi dans les définitions des variétés algébriques, des surfaces de Riemann et des espaces analytiques. Le but du présent exposé n'étant pas de faire une théorie complète des variétés différentiables, on s'est, pour l'essentiel, placé dans le cadre des sous-variétés d'un espace affine. Cette restriction n'est que de faible importance, puisque l'on peut démontrer que toute variété abstraite qui est réunion d'une famille dénombrable de compacts est difféomorphe (cf. chap. 1) à une sous-variété d'un espace affine. De même, on n'étudiera ici que les variétés de classe C∞.
La seconde partie (chap. 6, 7 et 8) est consacrée à la géométrie différentielle, c'est-à-dire aux variétés munies d'une structure métrique. C'est le cas par exemple des sous-variétés des espaces En. Une telle métrique est donnée par un produit scalaire sur chacun des espaces vectoriels tangents ; elle permet de définir des notions de volume, de courbure et de torsion qui généralisent celles que l'on connaît sur les surfaces et les courbes de E3 et E2. La géométrie différentielle est essentiellement l'étude des variétés munies d'une telle métrique. Pour certains problèmes, on doit munir les espaces tangents d'une structure plus riche, ou moins riche, qu'un produit scalaire ; on obtient ainsi par exemple les variétés kählériennes et les variétés pseudo-riemanniennes. Pour garder à l'exposé qui suit le caractère le plus géométrique possible, on n'en parlera pas ici. On ne parlera pas non plus des développements récents de la géométrie différentielle, dont beaucoup auraient plutôt leur place dans un exposé d'analyse fonctionnelle.
L'article géométrie différentielle classique est une bonne introduction, en dimensions 2 et 3, aux considérations développées dans le présent article ; une certaine habitude du calcul différentiel classique (cf. calcul infinitésimal - Calcul à plusieurs variables) et de l'algèbre linéaire (cf. algèbrelinéaire) est également indispensable.
Notion de variété différentiable
Dans ce qui suit, En désigne l'espace topologique sous-jacent à Rn. Si U est un ouvert de En et Ω un ouvert de Ep, on définit les applications de classe Cr, avec 1 ≤ r ≤ + ∞, de U dans Ω (cf. calcul infinitésimal - Calcul à plusieurs variables). Les fonctions de classe Cr de U dans R forment une R-algèbre.
Sous-variétés de En
La notion de sous-variété de En est une généralisation de la notion de surface introduite dans l'article géométrie différentielle classique. On dit qu'un sous-ensemble localement fermé V de En est une sous-variété de dimension p si, pour tout point x de V, il existe un ouvert U de Ep et une application continue :

Soit f une fonction numérique définie sur un ouvert Ω de la variété V de classe Ck (on suppose que Ω est l'intersection de V et de l'ouvert O de En) et soit r ≤ k ; alors, les deux conditions suivantes sont équivalentes.
1. Il existe une fonction numérique F de classe Cr définie sur O telle que f soit la restriction de F à Ω.
2. Pour toute carte différentiable (U, ϕ), la fonction numérique f ∘ ϕ définie sur ϕ−1(Ω) est de classe Cr.
Une telle fonction f est appelée une fonction de classe Cr définie sur l'ouvert Ω de la variété V de classe Ck, avec k ≥ r.
Systèmes de cartes et fonctions différentiables
Dans la condition 2 ci-dessus, le fait que V soit un sous-ensemble de En n'intervient pas. Il doit donc être possible de définir des fonctions différentiables sur un espace topologique quelconque en se donnant un système de cartes ; c'est ce que l'on va faire.
Soit V un espace topologique séparé ; on dira que l'on s'est donné un « système de cartes de dimension p qui est Ck-compatible » sur V si l'on s'est donné un recouvrement de V par des ouverts Vi, pour i ∈ I, et, pour tout i, un homéomorphisme ϕi d'un ouvert Ui de Ep sur Vi de telle façon que la condition (C) suivante soit vérifiée.
(C) Pour tout couple (i, j) tel que Vi ∩Vj soit non vide, l'application :

est de classe Ck.
Soit f une fonction numérique définie sur un ouvert Ω de V ; on dira que f est de classe Cr, pour r ≤ k, si cette fonction vérifie la condition (C′) suivante.
(C′) Quelle que soit la carte (Ui, ϕi) telle que Ui ∩ Ω ≠ ∅, l'application :

est de classe Cr.
La condition (C) implique que, si l'on a Ω ⊂ Vi ∩ Vj, l'application f ∘ ϕi est de classe Cr si et seulement si f ∘ ϕj est de classe Cr. Cela assure que l'ensemble des fonctions de classe Cr au voisinage d'un point x de V a des propriétés analogues à celles de l'ensemble des fonctions de classe Cr au voisinage d'un point de Ep. Si l'on n'avait pas imposé cette condition (C), il n'en serait pas ainsi ; il se pourrait même que les seules fonctions vérifiant la condition (C′) soient les fonctions constantes.
Structure de variété
Les fonctions numériques de classe Cr, avec r ≤ k, sur un ouvert Ω de V forment un anneau de fonctions ; notons CrΩ cet anneau. Pour tout ouvert Ω′ contenu dans Ω, la restriction des fonctions définit un homomorphisme de CrΩ′ dans CrΩ. On obtient ainsi un faisceau d'anneaux sur V (cf. topologie - Topologie algébrique, chap. 7). Par définition, une variété de classeCr et de dimension p est un espace topologique séparé sur lequel sont donnés des faisceaux d'anneaux C1, ..., Ck, qui peuvent être définis par la méthode que l'on vient de décrire. Les cartes ne sont qu'un outil pour définir ces faisceaux de fonctions ; en particulier, deux systèmes de cartes Ck-compatibles qui définissent le même faisceau des fonctions de classe Cr, pour tout r ≤ k, sont deux façons de définir la même variété.
Exemples
Il est clair que tout ouvert de En est muni naturellement d'une structure de variété de dimension n qui peut être définie par une seule carte. Les surfaces régulières telles qu'elles sont définies dans l'article géométrie différentielle classique et, plus généralement, les sous-variétés de classe Ck de En sont des variétés différentiables. Citons quelques exemples classiques de variétés.
La sphère de dimension n
Une sphère de dimension n est, par définition, l'ensemble Sn de points de En+1 dont les coordonnées (x1, ..., xn+1) sont liées par la relation x21 + ... + x2n+1 = 1. C'est une sous-variété de classe C∞ et de dimension n de En+1. En effet, soit :


Les applications ϕi,+ et ϕi,− sont de classe C∞ et leurs différentielles sont toujours de rang n. Il en résulte que les 2 (n + 1) applications ϕi,+ et ϕi,− donnent un système de cartes pour Sn.
Dans le cas n = 2, on obtient ainsi un système de six cartes pour la sphère S2 ⊂ E3 représentant les hémisphères x > 0, x < 0, y > 0, y < 0, z > 0 et z < 0. On aurait pu définir la même structure de variété sur la sphère S2 avec deux cartes en utilisant deux projections stéréographiques de pôle (0, 0, 1) et de pôle (0, 0, − 1) respectivement (cf. fonctions analytiques - Représentation conforme, chap. 3 et fig. 8).
Les espaces projectifs
Dans l'article topologie - Topologie générale, à la fin du chapitre 1, on trouvera la définition de l' espace projectif réel Pn(R) de dimension n dont les points sont les droites de Rn+1 qui passent par l'origine. Pour définir la topologie, on associe à tout sous-espace affine U de Rn+1 qui ne passe pas par l'origine une injection :

Une construction analogue permet de définir un système de cartes sur l'espace projectif complexe Pn(C) des sous-espaces vectoriels de dimension complexe 1 de Cn+1. Ces cartes sont aussi C∞-compatibles ; elles identifient des ouverts de Pn(C) à des sous-espaces de dimension complexe n de Cn+1 ; donc Pn(C) est une variable de classe C∞ et de dimension 2 n.
Le groupe spécial orthogonal SO(3)
On appelle groupe spécial orthogonal SO(3) le groupe des isométries directes de l'espace E3 qui conservent un point. C'est encore le groupe multiplicatif des matrices réelles carrées d'ordre 3, inversibles, dont l'inverse est égal à la transposée et dont le déterminant est positif. Ce groupe est utilisé depuis longtemps en mécanique dans l'étude des mouvements d'un solide dont un point est fixe. Il existe un voisinage U de zéro dans l'espace vectoriel des matrices antisymétriques réelles d'ordre 3 et un voisinage Ω de l'identité dans SO(3) tels que l'exponentielle matricielle :

Cylindre et bande de Möbius
Considérons deux rectangles, par exemple les deux bandes de papier de la figure a ; on va les recoller pour faire une variété de dimension 2. On recolle d'abord A à A′, puis on recolle B à B′. Il y a deux façons de le faire : on peut recoller le bord supérieur au bord supérieur et le bord inférieur au bord inférieur et on obtient un cylindre ; on peut aussi tordre la feuille de façon à recoller le bord supérieur droit au bord inférieur gauche et le bord supérieur gauche au bord inférieur droit : on obtient une variété appelée bande de Möbius. Remarquons que la bande de Möbius n'a qu'une seule face : si les deux feuilles de papier sont rouges d'un côté et bleues de l'autre et si l'on a recollé A à A′ en respectant les couleurs, le recollement de B à B′ ne les respecte pas.
Application de classe Ck
Soit U1 et U2 des ouverts de En et Ep ; une application continue f : U1 → U2 est de classe Cr si et seulement si, pour toute fonction numérique η de classe Cr définie sur un ouvert Ω de U2, la fonction η ∘ f, définie sur l'ouvert f −1(Ω) de U1, est de classe Cr. Par analogie, si V et W sont des variétés de classe Ck, on dit qu'une application continue f de V dans W est de classe Cr, avec r ≤ k, si, pour tout ouvert Ω de W et pour toute fonction numérique η de classe Cr définie sur Ω, la fonction numérique η ∘ f, définie sur l'ouvert f −1(Ω) de V, est de classe Cr. On démontre que :


Les variétés de classe Ck et les applications de classe Cr, avec r ≤ k, forment une catégorie ; les isomorphismes de cette catégorie sont appelés les difféomorphismes de classe Cr. Un difféomorphisme de classe Cr de V sur W est donc un homéomorphisme f de V sur W tel que, pour tout ouvert O de V, la correspondance η ↦ η ∘ f soit une bijection de l'ensemble des fonctions numériques de classe Cr définies sur f (O), sur l'ensemble des fonctions numériques de classe Cr définies sur O.
Sous-variétés
Le théorème des fonctions implicites permet de donner deux nouvelles caractérisations des sous-variétés de En. Un sous-espace fermé V de En est une sous-variété de dimension p et de classe Ck s'il vérifie l'une des deux conditions équivalentes suivantes.
(C1) Pour tout point x de V, il existe un voisinage ouvert Ω de x dans En et une application η de classe Ck de Ω dans En−p qui est de rang n − p en tout point de Ω et telle que Ω ∩ V soit l'image inverse par η d'un point de En−p.
(C2) Pour tout point x de V, il existe un voisinage ouvert Ω de x dans En et un difféomorphisme μ de classe Ck de Ω sur un ouvert O de En tels que μ(Ω ∩ V) = O ∩ Ep.
Plus généralement, si V est un fermé de la variété W de classe Ck et de dimension n, on dit que V est une sous-variété de dimension p et de classe Ck de W si la condition suivante est vérifiée.
(C′2) Pour tout point x de V, il existe un voisinage ouvert Ω de x dans W et un difféomorphisme μ de classe Ck de Ω sur un ouvert O de En tels que μ(Ω ∩ V) = O ∩ Ep.
Les applications :

Si l'on regarde les exemples donnés plus haut, on constate que, pour p < n, la sphère Sp est une sous-variété de Sn, l'espace projectif réel Pp(R) est une sous-variété de l'espace Pn(R) et l'espace projectif complexe Pp(C) est une sous-variété de Pn(C). On remarquera aussi que la caractérisation des sous-variétés de En par la condition (C1) montre que SO(3) est une sous-variété de E9 (qui s'identifie à l'espace vectoriel des matrices carrées d'ordre 3) puisque l'équation tMM = I est équivalente à une équation F(M) = O, où F est une application de classe C∞ de E9 dans E6, qui est de rang 6 au voisinage de chaque point de SO(3).
Variétés à bord
Soit V une variété de classe Ck et de dimension n et soit X un fermé de V dont la frontière (c'est-à-dire l'ensemble des points de X dont tous les voisinages rencontrent X et V − X) est une sous-variété de dimension n − 1 et de classe Ck de V : on dit que X est une variété à bord de dimension n et de classe Ck et la frontière de X est appelée le bord de X.
Dans une variété à bord de dimension n, tout point non situé sur le bord a un voisinage difféomorphe à un ouvert de Rn et tout point situé sur le bord a un voisinage difféomorphe à un voisinage de R+n, en désignant par R+n le fermé de Rn formé des points dont la dernière coordonnée est positive ou nulle. Ainsi, la boule unité Dn de Rn (pour la distance euclidienne) est une variété à bord dont le bord est la sphère Sn−1. La demi-sphère S+n = R+n+1 ∩ Sn est une variété à bord, de bord Sn−1 (cf. dans le cas n = 3).
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Écrit par
- Claude MORLET : professeur à l'université de Nancy
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