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GROSSMAN VASSILI SEMNOVITCH (1905-1964)

Vie et destin

Construction rigoureuse des lignes narratives, lyrisme des descriptions, véracité de la peinture psychologique des personnages, dans la lignée de Tchekhov, que Grossman admire, acuité des réflexions philosophiques et historiques : l'ampleur de la fresque et de la pensée font de Vie et destin une œuvre épique, et le Guerre et Paix du xxe siècle. Grossman décrit tous ses personnages avec la même justesse, aussi bien quand il brosse les portraits de Staline ou d'Hitler que lorsqu'il évoque les problèmes de conscience d'un physicien juif célèbre, l'ardeur au travail d'un ouvrier, l'héroïsme d'un simple soldat, la passion amoureuse d'une artiste-peintre, les doutes d'un bolchevique de la première heure, le discours convaincu et cynique d'un officier nazi, ou encore le sacrifice d'une femme médecin juive découvrant le sentiment maternel au seuil de sa mort dans une chambre à gaz.

De plus, le romancier englobe dans sa description l'univers entier : l'évocation d'une nature souvent grandiose introduit une pause dans l'évocation des combats. Ces trouées poétiques forment contrepoint avec l'écriture précise, abondante en données et en chiffres, du réalisme.

Le récit des événements est, comme chez Tolstoï, entrecoupé de réflexions historiques. Grossman est ainsi le premier écrivain russe à établir un parallèle explicite entre le nazisme et le communisme et à souligner leur antisémitisme commun. Il montre que la violence et la trahison sont les pierres de touche de l'État totalitaire, remettant en cause le communisme lui-même, et non seulement le stalinisme – Staline n'étant pour lui que le continuateur de Lénine, et non un « accident de parcours ».

La méditation douloureuse de Grossman sur l'essence du totalitarisme, les mécanismes de la délation et le destin de la Russie, cette « grande esclave », se poursuit dans Tout passe (Vsë tečët, achevé en 1963), court roman-essai dont le héros dresse le bilan d'une vie passée dans les camps. L'amertume du livre témoigne du désespoir de l'écrivain à la fin de sa vie : il n'est plus publié et constate la désaffection à son égard de nombre de ses amis et connaissances, processus d'isolement qu'on retrouve dans le petit texte autobiographique Phosphore (Fosfor, 1962) comme dans le personnage du physicien Strum de son diptyque. Un séjour en Arménie éclaire les dernières années de Grossman, lui inspirant de belles pages et lui donnant l'occasion d'évoquer un autre génocide dans La Paix soit avec vous (Dobro vam, 1963). Il meurt rongé par le cancer.

Sa parole était si séditieuse que les autorités soviétiques avaient confisqué le manuscrit et les brouillons de Vie et destin. Grossman ignorera jusqu'à sa mort ce qu'est devenu le manuscrit de son œuvre maîtresse. Une copie en sera retrouvée et transmise à l'Occident : le roman sera publié en 1980 en Suisse, puis en 1988 en U.R.S.S., à la faveur de la perestroïka. Il jouera un rôle important, comme beaucoup de textes publiés à cette période, dans la prise de conscience par les Russes de leur histoire et de leur littérature jusqu'alors tronquée par la censure.

Cette réapparition miraculeuse illustre d'une certaine manière la conception que Grossman a de l'humain. Les mots clés en sont liberté et bonté : la liberté inaliénable de l'homme et la bonté individuelle, gratuite, incompréhensible et absurde parfois, « une bonté sans témoins, une petite bonté sans idéologie », comme le dit le personnage qui incarne le plus explicitement ce message, le prisonnier tolstoïen Ikonnikov. Grossman a foi non pas en un dieu, mais en l'homme, capable certes du pire, mais aussi du meilleur. C'est un message d'espoir que délivre malgré tout ce désenchanté du communisme dans son œuvre au carrefour de la fiction[...]

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Écrit par

  • : maître de conférences en littérature et culture russes, Sorbonne université

Classification

Autres références

  • RUSSIE (Arts et culture) - La littérature

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    ...Garde, 1945) de façon à accentuer le rôle du parti dans l'organisation de la résistance à l'occupant ; elle condamne sévèrement Vassili Grossman (1905-1964) pour avoir fait d'un physicien juif le personnage principal d'une fresque romanesque d'inspiration à la fois patriotique et « humaniste...