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VEDĀNTA

Les trois grandes époques

On comprend néanmoins que la subtilité des rapports entre l'Absolu et le monde, le brahman et l'ātman, le doute sur le rôle exact que joue la māyā, l'incertitude à propos de la naissance du monde (a-t-il été créé ? si oui, par qui ? ou bien est-il coéternel au brahman ?) aient alimenté la controverse. On peut, en gros, diviser l'histoire du Vedānta en trois grandes époques. Le Vedānta le plus ancien est aussi le plus radical : Gauḍapāda (vie ou viie s.), commentant la Māṇḍūkyaupaniṣad, affirme que le monde n'a pas plus de réalité que le cercle rouge que nous croyons voir quand quelqu'un fait rapidement tourner devant nos yeux un brandon enflammé. Gauḍapāda aurait eu un élève, Govinda, qui devint à son tour le maître de Śankara (viiie s.). Ce brahmane du Kérala (extrême sud de l'Inde) laissa plusieurs ouvrages, dont un monumental commentaire des Brahmasūtra où la position de Gauḍapāda est aménagée de manière à restituer au monde une certaine réalité : issu du brahman, c'est de lui qu'il tient sa vérité ; par hypostase, le brahman a d'ailleurs produit un Dieu souverain (qui n'est autre que lui-même « manifesté en tant que créateur ») ; c'est ce Seigneur (Iśvara) qui revêt des attributs que vénèrent les fidèles, mais « celui qui sait » doit aller au-delà des apparences et retrouver le brahman derrière le Dieu-Brahman.

Après Śankara, le Vedānta entre dans la deuxième époque de son histoire : Rāmānuja (xiie s.) et surtout Madhva, son contemporain, mettent l'accent sur le rôle joué par le Seigneur. Rāmānuja, lui aussi originaire du sud de l'Inde, insiste sur les aspects positifs de l'Absolu : là où Śankara préférait le raisonnement apophatique (le brahman n'est « pas ainsi, pas ainsi ! », selon une formule célèbre des Upaniṣad), Rāmānuja se complaît à évoquer la félicité du Seigneur, la lumière qui émane de lui, etc. L'idéal que recherche « celui qui sait » n'est pas de se fondre dans le brahman impersonnel, non manifesté, mais d'obtenir la joie de cohabiter avec Dieu et d'être en communion permanente avec lui. La position de Madhva est plus radicale encore : il accusait Śankara d'être un démon trompeur qui avait faussé l'enseignement des Brahmasūtra pour égarer les âmes. Madhva, en effet, croit que les âmes individuelles existent en tant que telles et que leur sort est décidé en dernier appel par Viṣṇu lui-même. La délivrance n'est donc plus seulement affaire d'effort spirituel : la grâce divine est nécessaire au salut. Il faut percevoir directement le brahman (c'est la position védântique habituelle de la connaissance-réalisation), mais ce brahman n'est autre que Viṣṇu, dont tous les êtres dépendent comme des esclaves dépendent d'un maître.

On était là aux frontières du Vedānta et cette position extrême ne pouvait être longtemps tenue ; les successeurs de Madhva seront des dévots de Viṣṇu-Kṛṣṇa, ou bien feront retour à un Vedānta plus strict. De fait, la troisième époque de ce darśana (du xiiie s. à nos jours) est marquée par un retour progressif à Śankara. Déjà la position de Vallabha (xve s.) est en retrait par rapport à celle de Madhva. Lui aussi persuadé que la dévotion (bhakti) est nécessaire au salut, le maître réaffirme l'unité fondamentale (advaita : « non-dualité ») de l'univers : le brahman, la nature, l'ātman, le Seigneur ne sont qu'une seule et même chose. On ne saurait donc parler d'illusion cosmique (māyā) au sens propre du terme, puisque le jeu des phénomènes, l'existence des êtres peuvent être tenus pour une sorte de « manière d'être » du brahman, à moins que ce ne soient des « pouvoirs » qui, en se modifiant, donnent naissance à tout l'univers.[...]

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Écrit par

  • : docteur ès lettres, professeur à l'université de Lyon-III

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