Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

VÉGÉTARISME

Article modifié le

Antiquité et Moyen Âge

L'histoire du végétarisme est difficile à retracer car elle est loin d'être linéaire, le végétarisme s'étant développé en divers lieux dans des contextes et au sein de mouvements relativement dissemblables. En outre, les ouvrages traitant de ce sujet ne sont, hélas !, que rarement rédigés par des historiens ; leurs auteurs compilent des connaissances diverses, ne contrôlent pas toujours leurs sources et couvrent de (trop) longues périodes, généralement de la Préhistoire à nos jours. C'est le cas par exemple de The vegetable passion. A history of the vegetarian state of mind de Janet Barkas, publié en 1975. Son livre est très souvent cité comme ouvrage de référence, même dans le milieu scientifique. S'il apporte indéniablement une foule d'informations, il cède aussi au genre apologétique, très fréquent dans la littérature militante, en recensant les personnages historiques réputés végétariens (Pythagore, Bouddha, Plutarque, Vinci, Tolstoï, Gandhi, Kafka, Tagore, Hitler, Einstein...), une liste souvent discutée (notamment à propos de Hitler) à laquelle sont ajoutés, dans les médias des associations végétariennes, les noms de personnalités contemporaines, stars de la chanson ou du cinéma notamment (Paul McCartney est un des plus cités en raison de l'action qu'il mène avec son épouse en faveur du végétarisme). En l'état, une histoire critique du végétarisme reste donc à construire. Dans les développements qui suivent, nous n'emprunterons pas la perspective d'une histoire linéaire et continue, mais nous reprendrons, à la lumière des analyses proposées par différents historiens, sociologues et anthropologues, les références les plus souvent évoquées par les végétariens, eux-mêmes partagés sur les modèles à ériger ou les sources à privilégier.

La liste des ancêtres précurseurs commence souvent chronologiquement par la Grèce antique, en mettant sur le devant de la scène Pythagore et ses élèves. Dans son étude intitulée Les Jardins d'Adonis, Marcel Detienne discute cette paternité en montrant que les historiens grecs se contredisaient sur le type de nourriture consommée par les pythagoriciens. Diogène et Timée affirmaient que Pythagore et ses disciples respectaient toute forme de vie en ne sacrifiant pas d'animaux aux dieux et en ne mangeant pas de viande. Au refus de la viande, et en particulier du bœuf de labour, s'associait la non-consommation de la fève, dont la tige creuse et dépourvue de nœud l'assimile à une plante qui symbolise un lieu de passage entre le monde des morts et celui des vivants. En outre, elle était perçue comme ressemblant à un être humain. Son ingestion s'apparentait donc à une sorte de cannibalisme. Aristoxène de Tarente et Plutarque prétendaient, eux, que toutes les viandes apparaissaient dans l'alimentation d'une partie des disciples à l'exception du mouton et du bœuf, deux animaux domestiques proches de l'homme. Les adeptes qui acceptaient l'abattage et le sacrifice animal évitaient cependant les parties vitales de l'animal : cœur, matrice et cervelle supposés receler le siège de la vie. Detienne résout la contradiction apparente des énoncés en démontrant que ces deux orientations du pythagorisme étaient complémentaires : certains membres de la secte, à l'écart du monde, cherchaient dans un végétarisme strict et une vie ascétique une purification de leur âme et un rapprochement avec les dieux tandis que d'autres, engagés politiquement et orientés vers la réforme de la cité, admettaient les sacrifices de certaines animaux et l'alimentation carnée, le non-abattage du bœuf suffisant à les faire passer pour végétariens. En revanche, dans les sectes orphiques, mouvement de protestation religieuse datant du vie siècle avant J.-C., on ne retrouve pas cette double orientation ; les disciples d'Orphée se conduisent en marginaux et renoncent à participer au système politico-religieux de la cité, et donc à tout sacrifice sanglant.

Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

Les références à Plutarque (50-120 apr. J.-C.) sont également nombreuses. Maryse Waegeman, qui attribue la non-consommation de viande des adeptes de Pythagore à la crainte de commettre un meurtre en raison de leur croyance en la métempsycose (la migration des âmes des défunts du corps des êtres humains à celui des bêtes et vice versa), a analysé dans son essai Sur l'usage des viandes, deux discours tirés des Œuvres morales de Plutarque. Elle met en évidence que les discours de cet auteur, végétarien « de cœur » plus que de pratique, reposent à la fois sur des principes d'hygiène et de morale : la conformation du corps humain ne ressemble pas à celle des animaux carnivores (dentition insuffisamment tranchante, estomac et intestins mal adaptés). Du fait de cette inadaptation, le corps humain digère mal la chair animale et gaspille une énergie qui pourrait être consacrée à des activités spirituelles. L'usage de la viande est associée au meurtre et à la gourmandise puisque l'ingestion de végétaux suffirait à nourrir l'homme. Il rend insensible à la souffrance animale et, par extension, à la souffrance humaine. Ces arguments physiologiques et moraux sont avancés encore fréquemment de nos jours.

La tradition biblique est aussi invoquée en faveur du végétarisme. On cite bien sûr l'Ancien Testament qui décrit le paradis comme végétarien (Genèse, i, 29-30), les humains n'ayant été autorisés à manger les animaux qu'après le Déluge et à condition qu'ils s'abstiennent du sang, lequel est assimilé au souffle vital des êtres vivants et à la part de Dieu (Genèse, 9, 2-4). Dans ce sens, explique Jean Soler dans une étude sur les interdits alimentaires des Hébreux parue en 1973, le végétarisme respecte l'écart fondamental qui doit exister entre l'homme et Dieu, qui seul a droit de donner et de retirer la vie. Dans les années 1980, l'exemple des Esséniens, une secte juive apparue au iie siècle avant J.-C., est de plus en plus mentionné. Vivant en communauté sur les rives de la mer Morte, ils avaient renoncé aux plaisirs terrestres pour une vie ascétique. Ils portaient des vêtements blancs et suivaient des règles de pureté alimentaire et corporelle très strictes : on leur attribue en particulier la consommation de graines germées.

Si les références à la Grèce antique, au début du christianisme et à la Bible sont très présentes, il est en revanche peu fait mention du Moyen Âge, probablement parce que, comme le rappellent Keith Thomas et Stephen Mennell, la viande était peu consommée par les couches paysannes, moins en raison d'un choix que de la restriction des moyens de subsistance. Dans l'imaginaire médiéval chrétien, les animaux sont considérés comme créés par Dieu pour les êtres humains, la viande est donc tenue pour un bien hautement désirable et il n'y a pas lieu de s'en abstenir si on a les moyens de se la procurer (sauf lors des jours maigres, jours de pénitence fixés par le calendrier chrétien). Les fêtes de la paysannerie sont associées à l'abattage du cochon, tandis que la table du seigneur met à l'honneur les gibiers, produits de la chasse. Ainsi que le signale Claude Fischler dans L'Homnivore, seuls certains ordres monastiques et certains ascètes ou mystiques bannissent la viande de leur table ; certains – et surtout certaines – allant jusqu'à ne manger que des herbes et des fruits. Dans Holy Feast and Holy Fast (1987), Caroline W. Bynum examine les formes féminines et religieuses de jeûne médiéval et montre comment cette ascèse correspondait à une forme de fusion avec le corps du Christ souffrant. Cette compassion avait aussi pour conséquence d'obliger l'environnement social et familial à s'investir plus largement dans diverses actions de charité. Ainsi, pour une famille de riches marchands, le jeûne d'une épouse ou d'une fille rachète en quelque sorte les péchés d'avarice et d'orgueil qui accompagnent la richesse accumulée du groupe familial. Les jeûneuses distribuent une nourriture à la fois matérielle (ce qu'elles ne mangent pas et ce qu'elles forcent leur famille à offrir) et spirituelle (la vicarialis communio, le fait de recevoir la communion pour le bénéfice d'autrui). La question des ordres monastiques serait trop longue à traiter ici, mais l'on peut globalement noter que ces ordres n'imposent que très rarement le végétarisme pour en revanche contrôler la consommation de produits carnés en autorisant la présence sporadique de viande et surtout de poisson.

Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

En dehors du monde occidental et de ses références bibliques, les pratiques végétariennes trouvent leur principale source dans l'univers religieux indien, qui va essaimer dans toute l'Asie. Tour à tour l'hindouisme, le bouddhisme, le jinisme et le sikhisme ont développé des corpus de prescriptions alimentaires obligeant une partie voire l'ensemble de leurs fidèles, selon le degré de leur renoncement, à un strict végétarisme (qui exclut le plus souvent la consommation d'œufs et de lait). Ces pratiques sont justifiées par la nécessité d'une purification du corps, par le précepte brahmanique de non-nuisance (ahịmsā), par le respect de l'âme présente dans chaque être vivant, et bien sûr aussi par la croyance en un cycle de réincarnations. En Chine, le taoïsme avait également développé de longue date une doctrine culinaire pensée comme partie intégrante de la méditation, fondée sur la frugalité, la rapidité, l'économie des moyens et le respect de la vie, d'où un régime exclusivement végétarien (tout au moins pour les moines).

Accédez à l'intégralité de nos articles

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : docteur ès lettres, professeur responsable de la recherche au Centre de recherche sociale de la Haute École de travail social de Genève

Classification

Autres références

  • AGRICULTURE URBAINE

    • Écrit par et
    • 6 274 mots
    • 8 médias
    ...développement de certains comportements alimentaires : le flexitarisme, qui se traduit par une réduction volontaire de la consommation de viande rouge, et le végétarisme, qui exclut toute chair animale ; la consommation de produits issus de l’agriculture biologique ; le locavorisme, privilégiant l’achat...
  • ANTISPÉCISME

    • Écrit par
    • 4 127 mots
    • 4 médias
    ...comme Singer dans les années 1970. Fondés sur la raison et la pensée des Lumières, leurs écrits joignent à la critique des violences faites aux animaux une apologie du végétarisme et sont comme autant de questionnements d’un système généralisé d’oppression. Les pratiques dénoncées par ces littérateurs...
  • SINGER PETER (1946- )

    • Écrit par
    • 1 483 mots

    Philosophe australien spécialisé en philosophieéthique et politique, Peter Singer est mondialement connu pour ses travaux en bioéthique et le rôle fondateur qu’il a joué dans le développement du mouvement en faveur des droits des animaux.

    Peter Albert David Singer est né le 6 juillet 1946...

Voir aussi